Et si on accordait plus de place à nos émotions? – L'illustré

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Comme le disait déjà Hegel, rien de grand ne s’est accompli sans passion. Mais au quotidien aussi, les émotions nous guident. C’est à elles que nous devons la survie de l’espèce humaine, et il faut s’y faire: la raison pure n’existe pas. Au point que les émotions s’imposent dans la recherche universitaire, pour comprendre enfin le ressac de nos affects. Bienvenue dans l’ère des ressentis.
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Les émotions nous guident au quotidien, au point qu’elles s’imposent dans la recherche universitaire.
C’est en promenant son chien que la philosophe Ilaria Gaspari a pris conscience de son malaise avec l’antipathie. Devant la faculté des canidés à exprimer leur détestation à l’égard d’autres chiens après une simple séance de reniflage, elle s’est surprise à envier leur mode de socialisation. Renifler, en tirer des conclusions immédiates, grogner, puis filer en quête de congénères plus aimables? D’une désarmante simplicité… Signal d’alerte puissant qui fonctionne aussi chez l’humain, l’antipathie reste pourtant l’une des émotions les moins avouables dans notre propre espèce. Pire, susciter soi-même l’antipathie reste souvent vécu comme une infamie.
Ilaria Gaspari en a elle-même longtemps eu peur. «C’est une angoisse répandue, car nous attendons souvent des autres la confirmation de notre identité, alors qu’elle n’est jamais mise en danger. Provoquer l’antipathie arrive tout le temps, nous dit-elle. Et les chiens sont en cela de très bons maîtres: ils grognent puis oublient aussitôt, car l’antipathie est la chose la plus naturelle. Mais elle reste difficile à avouer, car elle passe par le prisme des facteurs culturels qui nous façonnent et rappelle que nous ne sommes pas au centre de tout. Cette émotion, que nous passons notre temps à réprimer, nous dit surtout que nous pouvons seulement la masquer, et qu’il reste impossible d’annuler une émotion à la racine.» Car les émotions traversent autant l’esprit que le corps, au point de partager la racine du mot «émeute».
Philosophe, médecin et poète écossais du début du XIXe siècle, Thomas Brown s’intéresse à la «physiologie de l’esprit humain» et donne le premier au terme «émotion» son usage contemporain. Jusque-là, le mot, déjà existant, ne désignait que vaguement une mise en mouvement. Pour le reste, il fut notamment critiqué par Schopenhauer pour ses conceptions parfois plus théologiques que philosophiques.
Figure montante de la philosophie, Ilaria Gaspari leur consacre un délicieux essai, nourri de réflexions intimes, «Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs» (Ed. PUF), dans lequel elle ausculte quelques émotions choisies, pour leur ambivalence. Son but? Encourager à «sortir de notre analphabétisme émotionnel» et arrêter de se méfier autant de ce qui gronde en nous. La faute aux vieux philosophes justement, qui ont longtemps entretenu un rapport soupçonneux avec les émotions.
Identifiées comme des passions funestes freinant le triomphe de l’âme sur le corps, réduites aux catégories de vice et de vertu, avant que Spinoza n’introduise la notion d’affect, puis que le terme ne s’impose au XIXe siècle, nous les découvrons à peine. Toujours mal à l’aise avec celles qui s’inscrivent dans le registre de la honte. «Nous sommes encore forcés d’être télégéniques dans nos émotions, constate Ilaria Gaspari. Et nous parlons peu d’émotions telles que le regret, qui donne l’impression de n’être pas aussi bien que ceux qui ont l’air de cueillir toutes les occasions. Alors que le regret est nécessaire, il signifie que nous devons faire des choix pour vivre. L’envie est également difficile à avouer dans une société qui nous conditionne à afficher le meilleur de soi. Pourtant, chaque émotion est une forme d’intelligence qui nous aide à nous connaître mieux.» Autre temps: les émotions passionnent enfin la science.
L’Université de Genève a ainsi créé un département unique au monde: le Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA), qui met une multitude de disciplines (neurosciences, psychologie, ingénierie, philosophie) au service d’une meilleure compréhension des processus émotionnels. Et une nouvelle terminologie désigne ce champ innovant de la recherche: l’affectivisme. Donald Glowinski, chercheur en neuropsychologie et compétences émotionnelles en situation professionnel, a notamment développé des outils pour mieux saisir les affects à l’œuvre dans le monde du travail, ce haut lieu de souffrances.
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Groupes privés, entreprises parapubliques, établissements médicaux ou grands patrons le sollicitent toujours plus. «Avant le covid, ce n’était pas toujours la meilleure ambiance, mais chacun s’ajustait, note-t-il. Mais depuis la crise sanitaire, un sentiment d’insécurité a fait que la tolérance aux dysfonctionnements n’est plus là. Et compte tenu du coût des turnovers et des démissions, les entreprises comprennent que les gens ont besoin d’être équipés pour aborder les émotions, parce qu’elles nous traversent des centaines de fois par jour et qu’elles sont même plusieurs à se manifester en même temps. Lors d’un examen, on pourra ainsi éprouver un mélange de fierté, d’anxiété, de joie… A chaque occasion, nos émotions nous offrent des pistes d’action que nous passons notre temps à ignorer au lieu de capitaliser sur nos expériences.»
A l’opposé des gourous du bonheur chers aux start-up de la Silicon Valley, dont on a démontré depuis la positivité toxique en imposant aux salariés l’expression d’une joie en toc, l’intelligence émotionnelle permet désormais une identification fine des ressentis, leurs causes et les meilleures techniques pour les réguler. Celles-ci sont souvent comportementales, nos affects incluant une large part somatique, telles les antipathies viscérales du chien d’Ilaria Gaspari. «Réguler ses émotions ne veut pas dire les comprimer pour finir par exploser, mais retrouver au contraire des marges de manœuvre et un pouvoir d’agir, poursuit Donald Glowinski. Il existe par exemple des travaux scientifiques démontrant que le simple fait d’écrire cinq à dix minutes par jour, pendant deux semaines, l’impact émotionnel de sa journée aide à réguler ses émotions. Nous sommes pourtant encore très peu à verbaliser ce que nous éprouvons et nous connaissons toujours mal la grammaire émotionnelle et ses combinaisons infinies.» Cela pourrait changer, alors que les émotions s’invitent petit à petit à l’école et que des travaux récents établissent une corrélation entre compétences émotionnelles et réussite scolaire.
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève, Edouard Gentaz crée ainsi des programmes permettant aux enseignants une familiarisation aux émotions, dès 3 ans, et étudie les bénéfices de cette approche. «Mal gérer ses émotions ou ne pas reconnaître celles des autres entraînent de mauvaises interactions et la consommation de toutes ses ressources attentionnelles. Quand des enfants se sont par exemple embrouillés à la récréation et reviennent en classe sans comprendre ce qui les préoccupe, ils écouteront moins», résume-t-il.
Identification des émotions faciales, reconnaissance des affects dans des chansons et dialogues, mimes… les enfants sont donc initiés à la grammaire émotionnelle et à la métacognition: avoir une pensée sur ses propres pensées, qui aide à «mieux comprendre ce qui nous arrive». Un programme pas toujours bien compris. «Pour beaucoup, les émotions sont encore considérées comme relevant de la sphère privée. Elles ont même longtemps été genrées, en interdisant aux garçons de dire ce qu’ils ressentaient, poursuit Edouard Gentaz. Et pourtant, elles font partie des grandes compétences transversales. Mieux: la compétence émotionnelle s’entraîne et ce n’est jamais une perte de temps puisqu’elle contribue à la réussite scolaire et à ce que les enfants se sentent mieux à l’école.» Jusqu’à se réconcilier avec ses affects les moins télégéniques?
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Dans son livre, Ilaria Gaspari réhabilite pour sa part l’angoisse, trop souvent pathologisée quand elle mérite également «d’être sondée, ne serait-ce que pour comprendre ce qu’elle veut nous dire», mais aussi la nostalgie, émotion identifiée dès la fin du XVIIe siècle, par un médecin alsacien… sur les soldats de la Garde suisse. Enrôlés dans des combats qui n’étaient pas les leurs, ces jeunes ruraux se retrouvaient en effet frappés, par contingents entiers, d’un violent mal du pays. La prescription médicale était cruelle, consistant à interdire l’écoute de chants d’alpage, pour ne pas altérer l’élan belliqueux. En 2022, on comprend que les émotions tristes sont utiles, notamment dans le combat climatique.
"On parle de plus en plus d’émotions en écologie, car elles aident à agir positivement et à adopter des comportements durables. Et les recherches sur les émotions liées aux changements climatiques se multiplient: honte de prendre l’avion, écoanxiété, etc.», ajoute Edouard Gentaz. Aujourd’hui, même la politique s’entiche de passions. Car l’idée d’un vote purement raisonné a fait long feu: colère, peur, enthousiasme… jouent en réalité un rôle essentiel dans les urnes, comme le constate Pavlos Vasilopoulos, maître de conférences en politique à l’Université d’York et chercheur sur l’impact des émotions individuelles dans la prise de décision politique. «Si les émotions ont des conséquences sur notre vie quotidienne, elles impactent également les votes, détaille-t-il. On a par exemple noté que la peur, après un attentat ou durant la crise du covid, pousse à chercher des informations et à changer ses opinions grâce à elles. Alors que la colère agit différemment, en incitant à prendre des risques et à sortir du statu quo. C’est le cas du Brexit ou de la montée de Marine Le Pen. Et certains partis jouent avec cette colère, ce qui finit par éroder la confiance dans la démocratie. Les réseaux sociaux n’aident pas non plus à changer d’avis.»
Selon Donald Glowinski, la colère reste pourtant «une capacité d’agir, mais il faudrait recanaliser cette capacité de manière plus constructive. Car chacun est désormais à fleur d’émotion. Et si vous ne participez pas à cette hyper-réactivité émotionnelle, vous êtes même à la limite du hors-jeu.» Tous en stage obligatoire de compétences émotionnelles? 
Tout le monde le fait, mais est-ce probant? Cibles favorites de l’interprétation émotionnelle, les stars montrent qu’on sait toujours mal ce que ressentent vraiment les gens. La preuve.
Meghan Markle.
Depuis qu’elle a épousé Harry, les tabloïds font d’elle leur cible et ne cessent d’interroger des «spécialistes du langage corporel». Jesús Enrique Rosas affirme ainsi que la princesse a des «expressions bizarres» indiquant une compassion hypocrite. Vache.
Vladimir Poutine.
Certains voient une nouvelle nervosité dans ses récentes difficultés militaires, tel Sergueï Jirnov, ancien espion russe, qui le disait il y a peu «accroché à sa table» et essayant «de cacher son émotion». Une chose est sûre: l’absence d’affects visibles reste flippante.
Amber Heard lors d’un procès l’opposant à son ex-compagnon Johnny Depp.
Dans le procès qui l’oppose à son ex, Johnny Depp, l’actrice a récemment témoigné en versant un torrent de larmes. Mais les fans de l’acteur n’y voient qu’un mauvais jeu de comédienne et moquent la sincérité de ses émotions sur les réseaux sociaux. Cruel.
L’acteur Tom Cruise.
En 2005, l’acteur exprime son amour pour Katie Holmes en sautant sur le canapé d’Oprah Winfrey. «Je l’aime, je ne vais pas faire semblant», ajoute-t-il. Hélas, cette démonstration est jugée excessive et beaucoup doutent alors de ses émotions. Chienne de vie.
Laurence Kaufmann, sociologue à l’UNIL.
Laurence Kaufmann, sociologue à l’Université de Lausanne, étudie le rôle collectif des émotions et l’impact émotionnel des crises.
– Aujourd’hui, certains s’élèvent contre une sorte de dictature émotionnelle, au détriment de la raison. Qu’en pensez-vous?
– Laurence Kaufmann: On a longtemps opposé raison et émotion. Mais il y a une révision de cette idée préconçue. L’exemple que j’aime donner est: si j’ai peur devant un lion, c’est que je le juge dangereux. L’émotion est un jugement de valeur incarné, qui a une fonction adaptative, et l’irrationalité définit plutôt les émotions qui ne sont pas adaptées à la situation: si on n’a pas peur du lion, on meurt…
– Une émotion collective, c’est quoi?
– Les émotions ont souvent été pensées comme des états mentaux intimes, mais elles répondent aussi à des environnements culturels, économiques, sociaux, et peuvent devenir collectives. Je me suis notamment intéressée au mouvement des «gilets jaunes». Là, par exemple, on découvre que le rôle des interprétations d’une émotion collective est important, car ce sont souvent les commentateurs qui vont identifier l’émotion d’un mouvement. Dans ce cas, on a parlé de ressentiment, de haine, de colère, ce qui a d’autres conséquences que parler d’indignation. L’indignation est une émotion noble, le ressentiment une émotion basse.
– Nous stigmatisons trop les émotions que l’on ne comprend pas?
– Ce n’est pas toujours facile, mais nous devons composer avec des gens parfois éloignés de nos affects. Et un rapport crispé aux mouvements collectifs, en collant une étiquette émotionnelle négative, favorise peu le consensus. On a tous vu des parents dire à un enfant qui pleure: «Mais non, ce n’est rien.» Or on pourrait imaginer un autre discours, dans lequel les frustrations peuvent se reconnaître. Sinon, le populisme s’engouffre dans cette incompréhension mutuelle.
– Quelle émotion collective domine en Suisse aujourd’hui?
– Je réalise une recherche sur l’impact émotionnel du covid et, désormais, les gens ne veulent plus du tout en parler. Il y a une saturation totale. Et depuis la guerre en Ukraine, couplée à la menace écologique, la fatigue prédomine. C’est un affect diffus, encourageant au repli et au découragement. Une émotion qui manque vraiment, ces jours-ci, c’est l’espoir.

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