«L'ubérisation et la numérisation du monde entraînent la disparition du monde salarié» – Le Figaro

Rubriques et services du Figaro

Rubriques et services du Figaro
Nos journaux et magazines
Les sites du Groupe Figaro
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Derrière la polémique des «Uberfiles», une transformation inédite de l’économie et du monde du travail se poursuit, explique l’entrepreneur Bruno Teboul. L’ubérisation n’était que la première vague d’une vaste automatisation de l’emploi, s’inquiète-t-il.
Bruno Teboul est chercheur en sciences cognitives et économie comportementale, ainsi qu’entrepreneur du numérique.
FIGAROVOX. – Après avoir commenté l’arrivée d’Uber il y a plusieurs années et les risques que cela représentait, il est aujourd’hui possible d’établir un bilan. L’un des arguments favorables à l’installation de cette société en France concernait l’espoir en termes d’emploi. La promesse a-t-elle été tenue ? Dans quelles conditions ?
Bruno TEBOUL. – Je dois d’abord effectuer une distinction, à la fois sémantique et économique. Avec l’arrivée d’Uber, il n’était pas question de créer des emplois salariés, mais plutôt de fonder une nouvelle activité professionnelle constituée par des travailleurs indépendants, ce qui est radicalement différent.
Quel bilan pouvons-nous faire dix ans après l’arrivée d’Uber sur le front de l’emploi et de la création d’activité ? Le marché français des VTC est concentré à plus de 70% en Île-de-France, alors que seulement 30% des taxis sont franciliens. Si l’on se réfère aux chiffres officiels du ministère des Transports, on peut lire que l’année 2020 fut marquée par la crise sanitaire inédite liée au Covid-19 (sévèrement affectée par les effets des différentes mesures prises pour lutter contre la pandémie) et que la dégradation de la situation s’est poursuivie en 2021 (suppression de 11.300 emplois salariés dans le «transport de voyageurs»).
À lire aussiUber : Mark MacGann, de lobbyiste à lanceur d’alerte
Sur le plan microéconomique et à l’échelle de l’entreprise Uber, on constate également plusieurs choses. Tout d’abord, les revenus d’un chauffeur Uber sont issus des recettes des courses, après déduction de la commission reversée à la plateforme. D’après les chiffres dévoilés par Uber en 2019, le chiffre d’affaires horaire médian est de 24,81 euros, mais une fois la commission versée à la plateforme (25%), les frais de service, la TVA et les cotisations sociales, il ne lui reste plus que 9,15 euros nets de revenu. Selon Uber, le salaire mensuel médian d’un chauffeur en 2021 était de 1.617 euros, en tenant compte du fait que «le temps de travail des non-salariés» médian est estimé à 45,3 heures par semaine. Par ailleurs, le volume horaire n’étant pas garanti, il n’est pas rare qu’un chauffeur fasse en supplément de la livraison de repas avec Uber Eats ou travaille en même temps pour d’autres plates-formes (comme FreeNow, Bolt) afin de maximiser ses gains.
Le bilan décennal d’Uber en France est donc très mitigé, car on ne peut pas parler de création nette d’emploi, mais de nouvelles activités auxquelles les taxis sont désormais obligés de se plier également pour continuer à travailler notamment dans nos grandes villes.
Aujourd’hui, la désintermédiation intervient également dans le domaine des services et concerne aussi des emplois plus qualifiés que les catégories d’emplois « automatisées » depuis les années 1990.
L’ubérisation est dorénavant généralisée à tous les secteurs. À quel point et quelles conséquences pour le marché du travail ?
En effet, tous les secteurs de l’économie sont concernés par l’ubérisation: la logistique, le transport, la mobilité, l’avocature, la médecine, les services, le commerce, etc. Pas un secteur n’est épargné par cette lame de fond, mis à part les industries lourdes.
L’ubérisation et la numérisation favorisent en réalité une polarisation du marché de l’emploi: la demande de travail croît aux deux extrémités de l’échelle des qualifications et des revenus (d’un côté, les emplois de «production» faiblement rémunérés et de l’autre, les emplois qualifiés bien rémunérés comme les financiers ou manager). Les emplois routiniers intermédiaires, occupés par les classes moyennes, sont, pour leur part, menacés de remplacement par le numérique depuis les années 1990.
Aujourd’hui, cette désintermédiation (le fait de diminuer le rôle des intermédiaires au profit des transactions directes entre clients et fournisseurs, ndlr) intervient également dans le domaine des services et concerne aussi des emplois plus qualifiés que les catégories d’emplois «automatisées» depuis les années 1990. Le domaine de la banque, où le métier de conseiller bancaire est bouleversé, est un bon exemple: la généralisation de la banque en ligne et de la banque sur mobile fait considérablement baisser le nombre de clients se rendant en agence (un sur cinq aujourd’hui contre un sur deux il y cinq ans) si bien que 2.000 agences ont été fermées en France depuis 2008.
À lire aussiL’ubérisation du monde
Par ailleurs, les nouveaux recrutements s’effectuent globalement à un niveau de compétence plus élevé. Cette tendance s’explique d’une part, par la nécessité de faire monter les conseillers clientèles en compétence, car ils se retrouvent face à des clients de mieux en mieux informés grâce à internet et qui recherchent des conseils très spécialisés lorsqu’ils viennent en agence ; d’autre part, par la recherche de profils hautement qualifiés capables de valoriser les données des nombreux contacts clients issus des canaux numériques (data scientists, computer scientists).
Le phénomène d’accélération de la « fin du salariat » comme modèle dominant (droit, contrat, rémunération) est en marche.
Bien évidemment ce n’est pas sans conséquence sur le marché de l’emploi, mais à l’heure actuelle nous manquons cruellement de chiffres consolidés par secteur «ubérisé» (pertes d’emploi, baisse du CA, nombre de défaillances d’entreprises). Concernant le secteur bancaire par exemple, il est très difficile d’évaluer le nombre d’emplois détruits, notamment face à la nouvelle concurrence numérique que forment les néobanques et autres «fintechs».
Toutefois tous les indicateurs disponibles montrent que la théorie de la «destruction créatrice» de Schumpeter est bel et bien non vérifiable. Et que l’on assiste davantage à ce que j’ai appelé une «disruption destructrice» d’emplois salariés, au profit d’activités indépendantes, non-salariées. Je pense que le phénomène d’accélération de la «fin du salariat» comme modèle dominant (droit, contrat, rémunération) est en marche (sans mauvais jeu de mots). Et tout le monde ne peut pas prétendre «trouver plus facilement des clients plutôt qu’un emploi» actuellement.
Au-delà de la question des «Uberfiles», Emmanuel Macron était favorable à l’installation d’Uber en France, en tant que ministre de l’Économie. Les politiques, en général, ont-ils été suffisamment vigilants ?
Sans polémiquer autour du scandale des «Uberfiles», la justice fait son travail et je n’ai aucun doute sur les décisions qui seront prises par la magistrature de notre pays.
À lire aussiUber, Macron et les scandalisés scandaleux
On peut effectivement regretter que les gouvernements successifs entre 2012 et 2022 aient été trop favorables au développement tous azimuts d’Uber en France. Sans doute ne mesuraient-ils pas les conséquences que ce phénomène généralisé allait entrainer en dix ans. De l’autre côté de l’échiquier politique de l’époque (extrême gauche et extrême droite) je me souviens d’un front populiste anti-Uber, anti-américain et vraiment technophobe qui ne cessait de clamer la «mort d’Uber» : c’était tout aussi infécond. Comme souvent, la vérité se trouve près du point d’équilibre.
Oui, nous avons manqué de vigilance face à l’ubérisation et l’histoire risque de se répéter à nouveau, sous l’impulsion de l’automatisation et de la « computerisation de l’économie ».
Nous aurions dû davantage légiférer sur la protection des travailleurs indépendants, leur garantir dans ce contexte des droits fondamentaux, mieux protéger le salariat, plutôt que d’inciter nos jeunes à devenir tous des indépendants ou des autoentrepreneurs. Oui, nous avons manqué de vigilance et l’histoire risque de se répéter à nouveau, sous l’impulsion de l’automatisation et de la «computerisation de l’économie».
L’uberisation a précédé selon vous, une mutation plus profonde: une numérisation totale de l’économie et de la société dans son ensemble. Qu’est-ce que le «robotariat», titre de votre ouvrage paru en 2017 ? Et quels en sont les risques inhérents ? Tous les domaines sont-ils menacés de remplacement ?
L’emprise croissante de la convergence des sciences et des technologies sur nos vies va nous entraîner vers un «robotariat», où les salariés peu qualifiés, peu diplômés, ainsi que les professions intermédiaires se verront remplacer par des machines intelligentes et augmentées. Ces dernières ne seront pas soumises aux horaires de travail, ne seront pas rémunérées, ne prendront pas de congés ou d’arrêts maladie, seront exemptes de tout stress ou de toute forme de pénibilité au travail. Cela nous conduira inévitablement vers la fin du prolétariat humain (aux antipodes des conclusions de Karl Marx).
À lire aussiNicholas Carr : «L’automatisation de la société est une cage de verre, un piège confortable»
Le «robotariat» signifie à la fois l’aboutissement de la mécanisation automatique du travail et de la substitution du travail humain par les machines augmentées, mais également une nouvelle forme d’assujettissement des intelligences artificielles aux humains les plus diplômés et qualifiés à horizon 2030.
Entre polarité du pire et symétrie des effets dévastateurs sur l’emploi et la formation, le robotariat pose les termes d’une nouvelle équation infernale à résoudre, un tiraillement socio-économique où d’un côté il est impossible de réfréner la destruction massive d’emplois totalement robotisés et l’exigence de formation d’une nouvelle classe d’individus capables de concevoir, de programmer, de construire, d’interagir, de transformer, de maintenir des intelligences artificielles et des écosystèmes numériques augmentés.
La combinaison de la robotisation et des « mégadonnées », des algorithmes et des effets de réseau nous transforme d’ores et déjà en fossoyeurs involontaires du salariat.
Vous parlez d’une «lente et inexorable extinction du monde salarié». Est-il possible d’échapper au monde que vous décrivez ?
Oui elle est inéluctable, car elle est partie intégrante de la numérisation du monde et de la société numérique qui s’est définitivement installée, irriguant nos façons de travailler, de nous divertir, de nous cultiver, de nous équiper, de nous éduquer. Le processus d’ubérisation forme la vague originelle du tsunami de l’automatisation. Sa première conséquence, selon le rapport publié le 18 janvier 2016 par les organisateurs du Forum économique mondial de Davos, engendrerait une perte nette de 5 millions d’emplois d’ici à 2020 dans les pays les plus industrialisés, pas si sûr aujourd’hui, car les chiffres nous manquent pour vérifier ces prédictions.
Le même constat sans appel, avait été amplifié par plusieurs études depuis trois ans (Oxford, MIT, Institut Bruegel, cabinets Nesta ou encore Roland Berger), qui prédisaient elles aussi jusque 47% d’emplois en moins à l’horizon 2025. Mais qu’en est-il réellement ? Difficile d’y répondre encore une fois. Ces mêmes institutions devraient reprendre leurs prévisions d’il y a 5 ans et tenter de faire le bilan comptable des emplois effectivement détruits à date.
Cependant, cette lente et inexorable extinction du monde salarié à terme, concerne non seulement des manutentionnaires d’entrepôt, des caissières de supermarché ou des camionneurs, mais aussi des juristes, des notaires, des journalistes, des acteurs du monde médical, etc. En effet, pourquoi faudrait-il utiliser des êtres humains pour des tâches facilement réductibles à des procédures formelles, que les robots et les algorithmes accompliront demain avec bien plus d’efficience dans notre économie des datas ?
La combinaison de la robotisation et des «mégadonnées», des algorithmes et des effets de réseau nous transforme d’ores et déjà en fossoyeurs involontaires du salariat. Bienvenue dans un monde enfin «flexible», dopé par la robotisation et le travail au compteur. Un monde où usagers et clients se notent en permanence, où chacun devient son propre Big Brother et où la régulation des acteurs de tous les marchés, de l’assurance aux transports urbains, se joue en mode automatique Big data plutôt que sur le registre de la loi ou de la confiance sans calcul.
Mais ce monde-là n’est pas une fatalité. Le numérique nous donne en effet l’occasion de reconsidérer le travail non plus tel un emploi condamné à devenir toujours plus précaire, anxiogène et de l’ordre de l’auto-exploitation, mais dans le cadre d’un projet de société contributive dont ce même emploi serait un moyen parmi d’autres plutôt qu’une fin en soi.
Le chantier est immense et à engager d’urgence. À penser sur le temps long, il est politique au sens premier du terme. Il suppose de s’atteler aux métiers du futur, concernant tout autant les orfèvres des datas pour utiliser et nous libérer des algorithmes que le soin aux personnes, sans besoin de la moindre machine ; de codifier le travail d’une façon à la fois très protectrice de notre art de vivre et beaucoup moins administrative qu’aujourd’hui ; d’interroger la mise en place d’un revenu d’existence suffisant, justifié de façon structurelle par le chômage numérique massif et la lente agonie à venir de l’emploi.
À VOIR AUSSI – «On est dans une économie qui est en train de s’ubériser», dénonce Marine Le Pen
Lewis13
le
Le rêve des ubérisés (pas de patron sur le dos, liberté et autonomie) se révèle être un cauchemar : faible rémunération, horaires à rallonge pour s’en sortir, aucune possibilité d’évolution en progressant dans une hiérarchie, couverture sociale et retraite mitées…
Il n’y a pas que la société qui est fautive, les individus le sont aussi, ils paient leur individualisme forcené.
Anonyme
le
Le tiers monde…
Aucune protection , comme les chauffeurs de taxis indiens….Pas de sécurité sociale ou assurance retraite
bramante
le
on en revient des siècles en arrière : quand les « décideurs  » , détenteurs des biens et des pouvoirs « embauchaient et débauchaient » selon leurs besoins à leurs conditions !!
FIGAROVOX/TRIBUNE – Pour le sénateur LR du Maine-et-Loire, depuis l’alliance entre le PS et les Verts en 1997, Lionel Jospin, puis surtout François Hollande et Emmanuel Macron, sont responsables d’un affaiblissement délibéré du nucléaire en France. Et nos concitoyens vont en subir les conséquences.
ENTRETIEN – Emmanuel Macron a inauguré jeudi 22 septembre au large de Saint-Nazaire le tout premier parc éolien en mer, dont il entend accélérer le déploiement. Mais cette énergie renouvelable produit beaucoup moins d’électricité que le nucléaire, explique l’expert en politique énergétique Fabien Bouglé.
L’éditorial du Figaro, par Gaëtan de Capèle.
À tout moment, vous pouvez modifier vos choix via le bouton “paramétrer les cookies” en bas de page.
«L’ubérisation et la numérisation du monde entraînent la disparition du monde salarié»
Partager via :
17 commentaires
17
Le Figaro
Les articles en illimité à partir de 0,99€ sans engagement

source

A propos de l'auteur

Backlink pro

Ajouter un commentaire