Où sont partis les démissionnaires ? – Alternatives Économiques

En quelques mois, des centaines de milliers de salariés ont quitté leur emploi et leur nouvelle destination est encore un mystère pour les observateurs.
« Tout plaquer pour »… devenir fromager, aller faire le tour du monde, se mettre au service d’une association; etc. A la fin des années 2010, ces titres d’articles étaient si fréquents qu’ils étaient devenus un sujet de plaisanterie entre journalistes. Pour autant, les journaux gourmands de ce type de marronnier s’adressaient jusque-là surtout aux sortants de grandes écoles et autres cadres de grandes entreprises.
Après le Covid, ce phénomène a pris une autre ampleur. Le service statistique du ministère du Travail, la Dares, a publié en août une étude chiffrant à…
« Tout plaquer pour »… devenir fromager, aller faire le tour du monde, se mettre au service d’une association; etc. A la fin des années 2010, ces titres d’articles étaient si fréquents qu’ils étaient devenus un sujet de plaisanterie entre journalistes. Pour autant, les journaux gourmands de ce type de marronnier s’adressaient jusque-là surtout aux sortants de grandes écoles et autres cadres de grandes entreprises.
Après le Covid, ce phénomène a pris une autre ampleur. Le service statistique du ministère du Travail, la Dares, a publié en août une étude chiffrant à 520 000 le nombre de démissions, dont 470 000 de CDI pour le premier trimestre de l’année 2022. Un niveau record, même si ces chiffres témoignent d’un marché de l’emploi dynamique, caractéristique d’un moment « post-crise ».
Parmi ces déserteurs, 80 % retrouvent un emploi dans les six mois. « Ce haut niveau de démissions crée des opportunités pour les salariés déjà en poste et est susceptible en retour de conduire à des démissions plus nombreuses », estime la Dares.
Pour quelles raisons claquent-ils la porte ? De ce côté-là, les enquêtes foisonnent. Faibles salaires et mauvaises conditions de travail, liées à une forte intensification du travail dans le privé ou au « New Public Management » dans le public, expliquent cette désaffection.
Une étude des chercheurs Thomas Coutrot et Coralie Perez indique également que le sens que les salariés accordent à leur travail, qu’il s’agisse d’utilité sociale, de capacité de développement de leurs compétences ou de cohérence éthique, a une influence sur leur mobilité professionnelle. Moins ils accordent de sens à leur travail, plus ils ont tendance à le quitter.
« Par ailleurs, une enquête de la Dares montre que pour améliorer leur salaire et leurs conditions d’emploi, les salariés optent pour la stratégie du changement d’emploi plus que celle de la revendication syndicale. Entre 2013 et 2016, 23 % de ceux qui ont changé d’emploi ont fortement amélioré leurs conditions de travail », rappelle Maelezig Bigi, chercheuse au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et au Centre d’étude de l’emploi et du travail (Ceet).
« Le retour de bâton comporte sa part de morale économique. Après avoir été essorés pendant les confinements, acclamés par ceux qui restaient chez eux, loués par les responsables politiques et félicités par leurs employeurs, ces “premiers de corvée”, au front pendant toute la durée de l’épidémie, ont compris que leur dévouement n’avait pas été suivi de contreparties suffisantes pour qu’ils continuent de jouer de jeu », juge l’essayiste Jean-Laurent Cassely, dans la réédition de son ouvrage La révolte des premiers de le classe (Arkhê, 2022).

« Les salariés ne se battent pas, il partent »

« Que l’on regarde l’industrie, la construction, le commerce ou les services, et dans le détail des sous-secteurs au sein de ces secteurs d’activité, dans les enquêtes de conjoncture, quasiment tous les secteurs affichent des difficultés de recrutement à leurs plus hauts », indiquent les chercheurs de l’Insee.
Ce qui reste en revanche beaucoup plus mystérieux, ce sont les ports de destination de ces salariés du soin, des transports ou de l’hôtellerie-restauration qui larguent les amarres.
Selon une étude du Centre d’étude et de recherche sur les qualifications (Céreq), 61 % des jeunes de la génération 2017 qui travaillaient dans l’hôtellerie-restauration ont vu leur activité s’arrêter avec les confinements successifs. Et il ne s’agit que des chiffres officiels.
« A Paris, la majeure partie des serveurs étaient rémunérés en partie ou totalement au noir. Ils n’ont pas eu d’autres choix que de chercher de nouveaux boulots : VTC, travaux dans le bâtiment, livraison, etc. Ils ont découvert d’autres conditions. Des journées d’onze heures et demie payées 1 500 euros pour servir des gens qui font la tronche, ça n’enchante plus grand monde », tranche Yannis, directeur d’une grande brasserie de la capitale.
Pour l’heure, seuls des témoignages permettent de comprendre la manière dont circulent les flux de salariés. Dès juin, Pascal Chamvert, président de l’association des directeurs au service des personnes âgées, confiait ses craintes :
« C’est très inquiétant. Les salariés ne se battent pas, ils partent. Certains vont bosser à l’usine, où ils sont mieux payés et font face à moins d’embêtements que dans les métiers du soin. Des infirmières optent pour la décroissance, en prenant une maison à la campagne, et en travaillant moins. Beaucoup d’aides-soignants refusent des CDI et demandent à rester en intérim. Ils se disent “je travaille moins, mais au moins je ne suis responsable de rien”. Les gens ne veulent plus jouer le jeu. »

« Je ne voulais plus y mettre les pieds »

Charlotte Kerbrat, ancienne infirmière en Ehpad, a lancé son entreprise d’accompagnement d’autres collègues à la reconversion.
« Depuis 2019, nous avons accompagné environ 1 000 infirmiers et infirmières. Parmi eux, un tiers environ quittent leur emploi, mais restent dans la profession, à la rigueur en changeant de spécialité ; 40 % se tournent vers d’autres métiers du soin : psychomotriciennes, kinés, ergothérapeutes, mais aussi naturopathes, sophrologues, hypnothérapeutes ou dans le coaching. Le reste change totalement de métier. Elles veulent quitter l’hôpital à cause du manque de reconnaissance, de l’alternance entre le travail le jour et la nuit, et à cause de la charge de travail. Gagner moins leur importe assez peu, elles veulent se soustraire au stress provoqué par le fait d’avoir la vie de personnes entre les mains et retrouver des métiers auxquels elles accordent un sens », détaille la conseillère.
« C’est aussi une manière de faire valoir des connaissances propres, qui leur sont d’ordinaire déniées par le pouvoir médical », abonde Fanny, infirmière psy à Toulouse.
Aide-soignante dans un service de soins hospitaliers à domicile, Samy a également jeté l’éponge. « Je n’étais plus moi-même, je faisais tout le temps la gueule. Lorsqu’on m’a sucré mes vacances de Noël, alors que c’était la troisième année d’affilée que je passais les fêtes loin de ma famille, j’en ai eu assez. »
L’aide-soignante demande donc une validation des acquis de l’expérience (VAE) à sa hiérarchie, l’obtient, puis part en formation pour devenir assistante en ressources humaines. « Il s’agit toujours d’accompagner des gens, d’être à leur écoute, mais sans devoir faire des toilettes. » Elle démissionne de son entreprise à l’issue de son congé formation.
« Au début, je voulais faire une rupture conventionnelle, mais quand j’ai senti qu’il allait falloir négocier, j’ai posé ma démission. Je ne voulais plus y mettre les pieds, j’ai récupéré ce que j’avais à récupérer, merci et au revoir », résume Samy.
Pour l’instant, elle n’a pas trouvé la place de ses rêves car, pour elle, pas question d’accepter le Smic. En attendant, elle continue les vacations médicales pour payer son loyer.
Car démissionner n’est pas forcément gage de saut salarial, voire qualitatif. Ancien chauffeur de taxi-moto, Jean est devenu conducteur de car interurbain en Bretagne, suite à des maux de dos. Seulement, au terme de ses six mois de formation, le marché comprenant le tronçon qu’il allait devoir desservir change de main.
« Côté revenu, en comptant les paniers repas, on perdait 250 à 300 euros par mois. Et la nouvelle entreprise nous faisait travailler avec des coupures que nous devions passer dans un pauvre algeco, avec deux chaises et une table, au dépôt bus. J’étais payé 1 308 euros pour 60 heures de temps contraint par la direction. Je ne pouvais pas m’occuper de mes gamins », raconte Jean.
Il a « tenu » un an et demi, et préféré reprendre une activité de convoyeur de voitures.
« Si je me donne à fond, il me reste 1 500 euros net dans la poche à la fin du mois. Mais au moins, j’ai la liberté de travailler quand je veux », détaille-t-il.
Quant aux six ou sept collègues qui l’ont imité, certains sont partis faire du transport de marchandises, d’’autre, travailler à l’usine de fenêtres voisine, où les salaires ont augmenté

Pas d’études disponibles pour l’instant

En marge de ces exemples, les outils statistiques et scientifiques manquent pour analyser finement les trajectoires des salariés. Quittent-ils leur emploi dans une entreprise ou un service public pour en prendre un autre dans le même secteur ? Partent-ils en formation et vers une reconversion ? Lancent-ils leur auto-entreprise, et si oui, dans quel domaine ? Ni la Dares, ni l’Insee, ni Pôle emploi ne semblent actuellement en mesure d’éclairer ces points.
« La dernière enquête Formation et qualification professionnelle pourrait permettre de répondre à cette question, mais son calendrier porte sur la période 2009-2014. Les données longitudinales du panel déclaration annuelle des données sociales unifiée et celles des déclarations sociales nominatives [des données envoyées régulièrement par les entreprises, NDLR], qui remontent à 2020, pourraient également y répondre, mais cela suppose du temps et des moyens, sans doute cela se fera-t-il dans les mois et années qui viennent », espère Thomas Amossé, coauteur d’une enquête portant, elle, sur la période 1998-2003.
85 000 bilans de compétences validés en 2021, soit un bond de 63 % en un an
Pour ce qui est du nombre de reconversions, la Caisse des dépôts, qui pilote le compte personnel de formation (CPF), a évalué à 85 000 le nombre de bilans de compétences validés en 2021, soit un bond de 63 % en un an, et 100 000 validations sont prévues sur 2022, mais l’organisme, qui ne gère le dispositif que depuis 2020, manque de recul pour donner une réelle signification à ces chiffres.
Faute de données nationales, les secteurs, voire les entreprises essaient d’y voir plus clair avec leurs propres enquêtes.
« Pendant le Covid, nombre d’intérimaires qui travaillaient dans la restauration ont trouvé un nouvel emploi dans la logistique. Ils y ont découvert avec intérêt la possibilité de disposer de leurs week-ends, de pointer, de mieux maîtriser le temps qu’ils passaient au travail », relate François Moreau, secrétaire général du groupe Randstad.
Le leader de l’intérim a lancé une étude mondiale auprès des « cols bleus » dont il gère la carrière.
« Le critère de l’atmosphère de travail et celui de l’équilibre entre vie personnelle et professionnelle arrivent en tête après le salaire et les conditions de travail, alors que celui de la sécurité de l’emploi recule », relève le dirigeant.
Aujourd’hui, le rythme des démissions reste soutenu. Mais combien de temps cela va-t-il durer ?
« Il nous faut être attentifs à l’effet boomerang, souligne Jean-Laurent Cassely. Y aura-t-il une demande suffisante pour faire vivre tous les néo-coach et sophrologues ? Il faut attendre deux ou trois ans pour en être sûr, et voir combien de candidats à la reconversion reviendront vers leur métier initial. »
« Aujourd’hui, on prend peu de risques à quitter un travail pour en essayer un autre. Mais rien ne garantit que la situation économique restera aussi florissante », pointe pour sa part François Moreau de Randstad.
Et si rien n’est jamais sûr, il est vrai que la crise climatique et énergétique, l’inflation, ou encore les bulles financières qui s’annoncent pourraient freiner les envies d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs.
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