Publié le 06 janvier 2022 Mis à jour le 08 juillet 2022
Les paradoxes de la presciption
La production industrielle s’est développée au travers du modèle taylorien d’organisation scientifique du travail.
Le besoin de normalisation des produits et de l’organisation du travail a conduit les entreprises à mettre en place un bureau des méthodes qui avait pour mission d’élaborer des processus d’exécution du travail. Les prescriptions que produisait ce bureau des méthodes permettaient aux opérateurs souvent peu qualifiés, et devant être très vite productif, de produire sans avoir d’expérience professionnelle. C’était une manière de contourner le facteur humain considéré comme un obstacle plutôt que comme une ressource.
Ces prescriptions de tâche, fruit de l’expertise du bureau des méthodes compensait l’expérience qui manquait aux opérationnels. Ces prescriptions se présentent généralement sous la forme d’une mise en mot de l’enchainement des gestes et des activités à accomplir pour réaliser une tâche.
Dans un processus taylorien traditionnel, le concepteur de la prescription décrit une procédure qu’il donne à l’opérationnel pour qu’il réalise la tâche. Le concepteur de la prescription, est le seul légitime à valider les transformations nécessaires à la réalisation de la prescription. L’opérateur est exclu tant de l’élaboration de la prescription que de son ajustement. Pourtant cette question de la prescription depuis toujours se heurte à la réalité de l’action : la represcription comme activité incontournable mais trop souvent impensée.
Depuis les années 70 on a mis en évidence une distinction entre prescrit et réel (Leplat 2000[1]). Quand on observe un opérationnel sur son poste de travail, on s’aperçoit qu’il n’exécute pas la prescription telle qu’elle lui a été donnée. Pour qu’un opérationnel exécute correctement une tache dans son contexte de travail, il doit (consciemment ou non, visiblement ou non) transformer la prescription pour l’ajuster. Pour réaliser la tâche qui lui incombe dans la situation réelle de production, il doit faire autrement que ce que prescrit le bureau des méthodes : rajouter une étape, en éliminer une….
Ce travail de re-prescription a une double fonction : Il lui permet de procéder à des ajustements de la prescription à la réalité de son action en même temps qu’il lui permet de se confronter à cette prescription pour l’intérioriser, et se l’approprier. Mais généralement il le fait d’une manière intuitive, en se cachant avec l’impression de ne pas faire ce qu’on lui demande. Ainsi sa part de production de la prescription n’est pas visible et valorisée tant à ses yeux qu’au regard de l’entreprise.
La réponse classique du bureau des méthodes face à ce qu’il considère comme une dérive, est généralement de prescrire de plus en plus finement les taches et de tenter de contrôler l’activité au plus près.
Mais il s’avère que le travail de transformation de la prescription n’est, la plupart du temps, pas une dérive ou une transgression, mais une nécessité pour s’approprier la tâche à accomplir. C’est là que l’opérateur met son intelligence de la situation et qu’il a sa raison d’être. Comme l’indique Yves Clot, la souffrance des opérateurs se ramène souvent à un sentiment d’inaccompli, un travail empêché[2], une activité qui par son organisation interdit à l’opérateur d’être activement présent dans la réalisation des process de travail qu’il utilise.
La question que cela pose est de savoir qui doit être dépositaire du savoir ? Le système entier doit-il être seul légitime a posséder le savoir et à le légitimer ? j’ai eu l’occasion de superviser des managers de terrain du nucléaire qui me faisaient part de leur difficulté à gérer cette façon taylorienne de produire du processus : chaque incident faisait l’objet d’un Rex (Retour d’Expérience) qui donnait lieu à une fiche technique qui proposait une modification et entrait dans une sorte de bible des processus. ce collectage institutionnel des prescriptions d’usage sous forme de prescription de fonctionnement conduisait alors à une inflation d’écrits parfaitement inutilisables. « si moi ou mes collaborateurs on doit lire tout ça, on va y passer tout notre temps de travail » me disait-il.
En réalité, une telle perception performatrice de ces démarches qui a sans doute du sens, réduit considérablement le bénéfice qu’on peut en attendre, car elle conduit à une démarche d’accumulation de connaissance qui est nettement moins efficiente qu’une démarche guidée par l’intention de développer l’attention consciente[3].
L’accompagnement des équipes opérationnelles dans la mise en place de démarche d’entreprise apprenante, du Lean management ou des démarches Fest (formation en situation de travail) se fait souvent à l’aide d’outils comme le TWI[4].
L’utilisation de ce type d’outil permet de mettre les opérationnels ou les équipes dans une démarche de co-construction des process de travail dans le cas ou pour une raison ou pour une autre quelque chose ne fonctionne pas.
On les utilise dans différentes circonstances :
L’outil permet ainsi de structurer la démarche collective, dès qu’il y a nécessité de retravailler une prescription soit pour l’adapter soit pour permettre son intégration.
Le résultat est au bout du compte, que le niveau « opérateur » produit sa propre prescription ou transforme la prescription pour l’adapter au réel de l’activité. Les outils permettent ainsi que s’effectue d’une manière organisée et structurée ce travail de confrontation de la prescription au réel, qui de toutes les façons a lieu d’une manière intuitive et maladroite et cachée quand elle n’est pas instituée et structurée au travers d’outils.
Ainsi, on peut voir ces outils comme un moyen de formaliser la distinction entre le prescrit et le réel de l’activité. L’outil permet de structurer la confrontation entre la prescription produite par le bureau des méthodes et la re-prescription que l’opérateur fait à son profit pour réaliser la tache.
La re-prescription que réalise l’opérateur est généralement issu d’un travail de confrontation qu’il conduit entre la prescription officielle et la réalité de l’environnement de travail.
Au fond le travail réalisé n’est-il pas la plupart du temps le fruit d’une confrontation entre deux prescriptions ?
Implicitement l’utilisation de ces outils nous permet de comprendre que, d’une manière générale pour qu’une production puisse exister, il doit y avoir deux prescriptions :
L’intérêt des démarches outillées d’entreprise apprenante réside en ce qu’il permet de transférer l’autorité à produire des prescriptions fines et adaptées au contexte, aux opérationnels qui ont l’expérience des machines et qui sont donc légitimes pour ce niveau de granularité du processus.
Cela permet de mettre les opérationnels en situation de prendre conscience de ce qui se joue dans cette relation entre le prescrit et le réel et permet alors l’élaboration d’une prescription adaptée à la personne et à la situation réelle. C’est en quelque sorte une manière d’élaborer explicitement la re-prescription que fait intuitivement et inconsciemment, faute d’outil, tout opérateur qui exécute une tâche.
Les prescriptions d’usage sont différentes des prescriptions de conception en ce sens que l’usage est déterminé par l’environnement de production. La distinction prescrit / réel s’incarne ici dans la distinction entre process de conception et process d’utilisation. C’est la différence entre « en théorie » et « dans la vraie vie » C’est parce que le process d’utilisation est différent du process de conception que les opérateurs ont l’obligation de reconstruire la prescription pour la rendre opérationnelle.
Quand le contexte de production est très proche du contexte de conception du process, il y a suffisamment peu de différence entre la prescription de fonctionnement et la prescription d’usage pour que l’ajustement se fasse de manière intuitive et que la « re-prescription » reste « silencieuse » et impensée. Mais dans le cas de productions diverses et complexe, notamment dans les services R&D ou les centres d’excellence produisant des produits nouveaux ou spécifiques, le passage de la prescription de fonctionnement à la prescription d’usage ne peut pas se faire intuitivement et restée impensée. Elle doit être faite d’une manière explicite et donc être gérée institutionnellement.
L’intérêt des démarches outillées d’entreprise apprenante réside justement en ce qu’elles permettent aux opérationnels de gérer d’une manière efficace ce passage de la prescription de fonctionnement à la prescription d’usage laissant à l’opérateur, seul légitime pour concevoir la prescription d’usage, la possibilité de l’élaborer et donc de se l’approprier.
Ce travail de re-prescription devient en soi une activité professionnelle et doit être reconnu en tant que tel avec des compétences identifiées et des temps institutionnels prévus pour ce travail.
En effet le choix très « taylorien » de réserver ce droit de transformation de la prescription au bureau des méthodes pose deux problèmes :
Ainsi on peut comprendre que s’il y a des « non-qualité », ce n’est pas parce que l’opérateur n’applique pas la prescription. C’est le plus souvent parce qu’il n’a pas la possibilité institutionnelle, la légitimité, de questionner la prescription de fonctionnement et de reconstruire et formaliser la prescription d’usage, dans une confrontation avec son réel de l’action : la machine, le contexte de travail et ses pairs.
Si l’on admet cette distinction entre prescription de fonctionnement et prescription d’usage, alors on peut comprendre que le travail des prescripteurs va au-delà de l’élaboration des process de production c’est-à-dire de la prescription de fonctionnement.
Dans un tel processus, la fonction du prescripteur n’est pas de réaliser à la place de l’opérationnel la prescription d’usage, mais d’assister l’opérationnel (ou les équipes) dans la co-construction de cette re-prescription. Ainsi dans une démarche d’entreprise apprenante[5] ou une démarche lean, les prescripteurs de l’activité doivent développer des compétences d’accompagnement et de formalisation de l’activité conduite par les opérationnels
L’application mécanique du standard n’est possible que par la machine. L’humain ne sait pas faire autrement que d’y mettre du sien.
La prescription de fonctionnement est alors, comme la partition pour le musicien une invitation à penser son action de manière concertée.
On peut tenter d’évacuer la part de re-prescription de l’acteur comme le pensent les tenants d’un taylorisme dur (et sans doute mal compris). Mais on peut aussi tenter d’utiliser la capacité de l’opérateur à y mettre du sien pour obtenir un résultat à la fois standardisé, ajusté et en même temps source de motivation et d’engagement de la part de cet opérateur.
[1] Leplat J. (2000), L’Analyse psychologique de l’activité en ergonomie, aperçu sur son évolution ses modèles et ses méthodes, Toulouse, Octares. https://www.decitre.fr/livres/l-analyse-psychologique-de-l-activite-en-ergonomie-9782906769656.html
[2] Clot Y. (2010), Le travail à coeur, Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte.
https://www.decitre.fr/livres/le-travail-a-coeur-9782707185310.html
[3] L’attention consciente une ressource essentielle en management : http://www.4tempsdumanagement.com/1-42-L-attention-consciente-une-ressource-essentielle-en-Management_a5850.html?preview=1
[4] https://twi-institut-france.fr/formation-certification-twi/
[5] Faire de son entreprise une organisation apprenante
https://www.linkedin.com/pulse/faire-de-son-entreprise-une-organisation-apprenante-denis-bismuth/?published=t
Auteur Denis Bismuth Contacter l’auteur
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