Et si le football apprenait à maîtriser ses émotions? – Le Temps

A Genève, la fondation Education 4 Peace travaille avec le Servette FC pour former joueurs et entraîneurs à la connaissance de soi et à la gestion des émotions. Des initiatives similaires émergent dans d’autres pays, où les spécialistes de la formation considèrent de plus en plus l’attitude comme une nouvelle compétence
Le Servette FC tente depuis quelques mois avec quelques équipes de jeunes une expérience qui, si elle n’est pas complètement inédite, n’en est pas moins novatrice. Le club de football genevois a activé un partenariat avec la fondation Education 4 Peace, soutenue par le Rotary Club Genève Lac, pour travailler sur la connaissance de soi et la maîtrise des émotions. Leur but commun: favoriser l’épanouissement personnel mais aussi la qualité relationnelle au sein d’une équipe et, indirectement, la performance.
L’interview de Kris Van der Haegen, directeur de l’école des entraîneurs belges: «Enfin on accorde de l’importance aux émotions!»
Depuis le début du mois d’octobre, le fondateur d’Education 4 Peace, Mark Milton, donne des formations destinées aux entraîneurs de Servette et intervient lors d’entraînements d’équipes de jeunes. Ancien directeur de La Main Tendue, ce spécialiste de l’écoute a créé en 2002 la fondation Education 4 Peace. Il rêve d’un monde meilleur et pense pouvoir y contribuer en sensibilisant une génération d’enfants (c’est-à-dire de futurs adultes) à l’écoute, à la gestion des frustrations, à l’empathie, au respect des différences.
Le football est arrivé à partir de 2007, au hasard d’une rencontre avec des gens de l’UEFA dans un forum en Italie. «Il y a trois fois plus de coachs sportifs que d’enseignants. En une année, un entraîneur a plus de contacts avec un jeune que n’importe qui. Ce sont donc des personnages centraux mais en fait assez peu formés», constate Mark Milton.
L’approche s’appuie sur deux outils pédagogiques développés par Education 4 Peace: un livre, Le football, un terrain vers la connaissance de soi, que des clubs Rotary de Genève ont offert à tous les juniors de Servette, et un petit dispositif appelé «la boussole relationnelle». Le livre ressemble à ces ouvrages traitant de développement personnel ou d’intelligence émotionnelle, mais adapté pour un public jeune ou peu familier de ces thématiques. Des situations de stress ou de conflit sont illustrées et expliquées avec des mots simples. De passage à la rédaction du Temps, Stéphane Henchoz est reparti avec le bouquin tant les exemples décrits collaient à son quotidien sur le terrain avec des jeunes.
La boussole relationnelle est-elle plus difficile à décrire. Peut-être vaut-il mieux d’abord dire ce qu’elle n’est pas. Ce n’est une séance critique. On parle en principe de soi, pas des autres. Ce n’est pas non plus une séance de psychanalyse, il n’y a pas d’interprétation de ce qui est dit. Ce n’est pas une autre manière d’entraîner ou de gérer un groupe. Alors qu’est-ce que c’est? C’est quelque chose d’à part, un moment précieux, un espace protégé. Un lieu de parole et de non-jugement.
Dans la boussole relationnelle, chacun est libre de dire ce qu’il ressent et comment il se sent. Il peut développer, il peut en rester là. Il peut aussi ne rien dire. Les autres écoutent. Rien de plus. Pas de réponse à donner, pas d’avis à contester, pas de justification à fournir. Souvent, surtout avec les plus jeunes qui sont parfois un peu «scolaires», Mark Milton répète qu’«il n’y a pas de bonnes et de mauvaises réponses.» Il faut simplement écouter et entendre ce que l’autre dit.
C’est tout? A peu près, oui. Car ce simple moment de partage et d’attention à soi et à l’autre fait peu à peu tomber les barrières mentales que chacun érige pour se protéger mais qui l’enferment. «Quand vous vivez des moments dans le respect, dans le non-jugement, quelque chose s’installe, assure Mark Milton. La liberté vient de la confiance et sa sécurité.»
En l’espace de deux mois, nous avons assisté à quatre entraînements de trois équipes différentes. Cela s’est très bien passé avec les plus jeunes, parfois un peu plus difficilement avec les plus grands. Lorsqu’un joueur dans la boussole lance: «Ça fait deux semaines qu’on fait la même chose à l’entraînement. C’est bon, on a compris la consigne, là…» difficile pour l’entraîneur de ne pas prendre personnellement la remarque. «Il le faut pourtant, insiste Mark Milton. Ce n’est pas facile mais plus il sera capable d’entendre ce genre d’avis sans se sentir mis en cause et plus il sera clair dans sa communication vis-à-vis de l’équipe.» Une pause puis, le regard brillant, il lance: «Se taire quand on a envie de répliquer est un exercice fantastique.»
Certains éducateurs sont plus ouverts que d’autres. C’est le cas du Valaisan Grégory Duruz, ancien joueur chevronné (2 titres de champion, 3 coupes de Suisse). «J’attends beaucoup de cette formation, c’est une approche qui me parle, confie l’entraîneur des M14 de Servette. J’ai joué à Sion et à Bâle mais je ne m’inspire d’aucun de mes anciens entraîneurs. Moi, tout ce que j’ai connu, c’est «marche ou crève» et tant pis pour ceux qui n’arrivaient pas à suivre.»
Ce temps semble révolu. En France, la Fédération française de football (FFF) a lancé en 2008 une réforme de la formation de ses joueurs, entraîneurs et même formateurs d’entraîneurs. «La connaissance de soi dans son approche mentale, émotionnelle et corporelle est apparue comme une source de progrès et un axe incontournable du développement de la performance», écrit le directeur technique national de la FFF, François Blaquart, dans une préface du livre d’Education 4 Peace.
La France utilise la boussole relationnelle pour ses jeunes talents de l’INF Clairefontaine. En Belgique, le livre est distribué aux entraîneurs qui passent le diplôme de base. En Suisse, l’Association fribourgeoise de football (AFF) a été la première à collaborer avec Mark Milton voici deux ans.
Le projet est aujourd’hui autonome, supervisé par un comité de pilotage dont fait partie Yves Débonnaire, ancien chef de la formation des entraîneurs à l’ASF. «Le livre ne donne pas de réponses toutes faites mais propose des clés pour comprendre. Lorsque l’on voit les émotions extrêmes que peut susciter le football, apprendre à devenir «maître de ses émotions» me semble quelque chose de profitable.» A son successeur, Reto Gertschen, de décider si l’expérience sera prolongée, étendue ou abandonnée.
Lors d’un entraînement en salle des M14 de Servette au cycle de Cayla, nous fûmes témoins de la visite de Christophe Moulin, responsable des juniors à l’ASF. Découvrant la boussole relationnelle, le Neuchâtelois posa quelques questions et montra de l’intérêt. «Nous formons des hommes avant de former des footballeurs. En Suisse, nos joueurs manquent souvent de personnalité. A l’ASF, nous pensons que nous devons travailler aussi à améliorer les coachs. L’entraîneur suisse est focalisé sur la tâche, pas assez sur l’humain. Renforcer la connexion avec le joueur, en le considérant d’abord comme un humain, cela va tout à fait dans le sens de notre réflexion.»
Il semble que Servette soit à la pointe dans ce domaine. Alain Studer, directeur sportif du club grenat, souligne: «Des huit centres de performances reconnus par l’ASF, Servette est celui qui met le plus en avant l’approche humaine du développement du joueur.» C’est aussi à la lecture de cette orientation, voulue par le nouveau responsable de la formation, le Haut-Savoyard Laurent Papillon, qu’il faut interpréter la récente réorganisation du mouvement juniors à Servette.
La gestion des émotions n’est pas totalement une nouveauté dans le football. Des entraîneurs comme Arsène Wenger ou Alex Ferguson ont toujours attaché de l’importance à mettre leurs joueurs en confiance. «Je suis un amortisseur de stress», s’auto-définissait ainsi l’entraîneur d’Arsenal dans une interview au Temps en janvier 2016. Dans la même veine, Zinédine Zidane dit encore dans la préface du livre d’Education 4 Peace: «Aujourd’hui, en qualité d’entraîneur, mon but est de mettre mes joueurs dans les meilleures conditions, physiques bien sûr, mais aussi émotionnelles. Mon expérience m’amène à favoriser l’échange avec et entre les joueurs, à les aider à mieux se connaître et à exprimer ce qu’ils ressentent.»
On trouve également un écho à cette problématique dans la recherche scientifique. A l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (ISSUL), ces questions de connexions interpersonnelles intéressent particulièrement le professeur de psychologie du sport Denis Hauw.
Dans un football moderne où les schémas tactiques changent souvent, où les effectifs sont constamment renouvelés, où les joueurs sont prisonniers de considérations individualistes, les clés de la réussite se situent dans la capacité d’adaptation à des situations imprévues ainsi que dans la capacité à comprendre ses partenaires. Dans cette quête d’harmonie collective, la boussole relationnelle indique la direction à suivre.
Les M13 du Team ACGF-Champel sont les premiers à Genève à avoir tenté l’expérience. Nous les avons suivis pendant deux mois.
Certains sont déjà changés, tenue noire uniforme, d’autres arrivent directement de l’école, cartable sur le dos. Ils ont 13 ans, sont issus de divers clubs de la rive gauche genevoise et sont rassemblés dans une sélection appelée Team ACGF-Champel FE13. Ils ne jouent ensemble que depuis deux mois et, en ce début d’octobre, ont perdu tous leurs matchs de championnat.
Veste siglée de l’UEFA sur le dos, Mark Milton les fait se rassembler en demi-cercle autour de lui et se met à genoux pour être à leur hauteur. «Selon vous, quelles qualités faut-il pour devenir footballeur professionnel?» Les doigts se lèvent, les réponses fusent: «Le mental.» «L’envie, ne rien lâcher.» «La technique, le physique.» Mark Milton acquiesce à chaque fois puis en vient à son propos: «Il existe une autre compétence moins connue mais très importante: l’attitude. L’attitude, c’est la relation avec soi et avec les autres. Ce que l’on va apprendre, c’est comment nous relier à nos émotions.»
L’arme secrète du formateur: le témoignage de Zinédine Zidane, reproduit en préface du livre édité par Education 4 Peace. «A mes débuts, j’avais beaucoup de peurs. C’est en osant les affronter que j’ai appris à me connaître, à développer ma confiance en moi et à prendre conscience de mon potentiel.» Effet garanti.
Mark Milton dépose en carré quatre petites assiettes en plastique, semblables à celles qui ont remplacé les cônes de chantier sur les terrains d’entraînement. Chaque assiette a une couleur différente et est numérotée: 0, 1, 2 et 3. Chacune correspond à un état émotionnel. «0, cela veut dire que je ne me sens pas bien du tout, pas en lien avec moi-même. 1, je me sens bien mais je n’ai pas envie d’aller vers les autres. 2, je me sens bien, j’ai envie de me connecter aux autres. 3, tout va particulièrement bien, je me sens extrêmement présent.»
Les joueurs se placent, presque tous devant le 2 ou le 3. Beaucoup suivent les autres. L’un d’eux hésite. «Tu peux te mettre entre deux pôles si c’est ce que tu ressens», l’encourage Mark Milton, qui invite ensuite les joueurs à verbaliser leur sentiment intérieur. Une mauvaise note à l’école pour l’un, les défaites répétées pour d’autres, justifient les nuages dans leur ciel. Mark Milton leur prête à tous une attention égale, remercie systématiquement et répète la réponse pour signifier son écoute.
«Apprenez à ne pas vous comparer aux autres, dit-il. Pour se connaître soi-même, on a tendance à se comparer aux autres. Cela peut être utile, mais ce qui est plus utile encore, c’est de comprendre que l’on est tous différents.» Venu en observateur, le directeur de la formation au Servette FC Laurent Papillon apprécie.
Fin de l’exercice, qui sera répété deux fois durant l’entraînement et une fois à son terme. Les joueurs sont des jeunes talents, des enfants vifs d’esprit habitués à des exercices sollicitant constamment leur réflexion et leur capacité d’adaptation. Ils intègrent la boussole très facilement et rapidement. A la fin de la séance, pour la première fois, les quatre points de la boussole sont occupés. «Plus vous osez être dans le 0 et le 1 à l’entraînement et plus vous serez dans le 2 ou le 3 en match», leur assure Mark Milton.
On ramasse les assiettes. Celles de la boussole sont remises à l’entraîneur de l’équipe, Nicolas Hürzler. Il a déjà lu le livre qui accompagne la méthode et suivi un cours de formation avec les autres entraîneurs de Servette. A lui désormais de poursuivre avec son groupe.
Trois semaines plus tard, nous retrouvons Nicolas Hürzeler et les M13 du Team ACGF-Champel au centre sportif de Vessy (GE). Ils viennent de remporter leur premier match de la saison. Ils ont progressé, ont appris à se connaître. La boussole relationnelle fait partie de leur routine, même quand elle se pratique dans le couloir (le vestiaire est trop petit). La nouveauté est passée, ils n’ont certainement qu’une envie, se ruer sur le terrain, et auraient donc toutes les raisons de bâcler l’exercice mais ils s’y prêtent avec sérieux. Leur implication et leur écoute sont impressionnantes. Ils jouent le Lausanne Sport samedi, la meilleure équipe du championnat.
Ce match, ils vont encore le gagner. «Tout le monde était très concentré et connecté, se souvient Nicolas Hürzeler lorsque nous l’appelons au téléphone, fin novembre, pour faire le bilan. «C’est encore relativement nouveau mais je suis convaincu du bien-fondé de cette approche, assure ce jeune homme posé et sensible, qui accompagne également un enfant en école primaire dans le cadre de son service civil. Au début, les joueurs étaient assez critiques les uns envers les autres mais les prises de parole sont assez rapidement devenues plus constructives. Dès le premier mois, j’ai observé une meilleure écoute générale. Je n’oserais pas dire que la boussole nous a fait gagner des matchs mais je pense qu’elle a aidé les joueurs à se connaître et à se faire confiance.»
Mark Milton est venu le voir trois fois, ils se sont encore parlé «deux ou trois fois» au téléphone. «Je sens que je dois encore mieux «apprivoiser» le retour des enfants, savoir mieux réagir», estime Nicolas Hürzeler. Sa qualité d’écoute a cependant convaincu Mark Milton et Laurent Papillon d’en faire l’un des entraîneurs référents de la méthode au Servette FC.
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