Comment la France s’est fait déposséder du médicament le plus … – Blast

À 1 995 000 euros l’injection, le Zolgensma bat tous les records. Ce traitement contre l’amyotrophie spinale infantile (SMA) est commercialisé par la firme suisse Novartis et les royalties liées à ses brevets enrichissent le fonds d’investissement américain Sixth Street. Pourtant, il a été en grande partie financé par les dons du Téléthon et la recherche publique française. Comment ce médicament mis au point par le laboratoire Généthon a-t-il pu échapper à ses « inventeurs » ? Enquête sur un cas d’école.
De quoi le Zolgensma est-il le nom ? Cette thérapie génique peut se prévaloir du titre de médicament le plus cher au monde. Faut-il s’en réjouir ? A voir. Une chose est sûre en revanche : son histoire mérite d’être racontée, car elle en dit beaucoup sur un système qui marche sur la tête. En effet, cette thérapie génique a été mise au point par Généthon, le laboratoire de recherche créé en 1991 par l’AFM (l’association française contre les myopathies) grâce aux dons du Téléthon. Et il n’aurait jamais vu le jour sans la mobilisation financière de la France et de sa recherche publique. Pourtant, ce sont d’autres aujourd’hui qui en profitent.
Autant prévenir – on voit d’ici les haussements d’épaules des plus blasés : ce n’est certes pas la première fois que le fruit d’une recherche publique (ou pour partie) profite à une entreprise privée. Mais avec l’onasemnogène abéparvovec (l’autre nom du Zolgensma), on met le doigt sur une mécanique inédite à plusieurs titres mais aussi emblématique.
Dans l’univers des biotechnologies françaises, le laboratoire Généthon, qui a mis au point la formule magique, occupe une place à part. Il doit son existence et ses moyens à la générosité publique à travers le Téléthon : lancée en 1987 avec Jerry Lewis comme premier ambassadeur (et 181 millions de francs reçus cette année-là, soit près de 29 millions d’euros), cette grande messe dont la dernière édition en 2021 était parrainée par le rappeur Soprano a permis de récolter plus de 2,7 milliards (2 704 806 687 d’euros). Grâce à 1 050 d’heures d’antenne sur la télévision publique, pour le show (business) le plus long de l’histoire : près de 44 jours, en cumulé.
Cette histoire, celle du Zolgensma, est par ailleurs symptomatique d’une part de la démesure d’une industrie lancée dans une course obscène aux profits et d’autre part d’une recherche portée par des start-up qui vivent principalement d’argent public, et se financent pour le reste par des levées de fonds – auprès d’investisseurs qui décident de la rentabilité potentielle de ces recherches, un droit de vie ou de mort sur leur avenir. Ces start-up produisent avant tout du déficit chronique et des traitements qui, s’ils ne tiennent pas encore leurs promesses (de guérison), sont en revanche toujours plus chers. Ce constat, Blast l’a documenté dans une enquête en plusieurs volets publiée en mars dernier.
L’amyotrophie spinale infantile est une maladie génétique neuromusculaire impitoyable : dans sa forme la plus grave, elle laisse aux nourrissons qu’elle touche environ 2 ans d’espérance de vie. Elle est l’une des 12 maladies sur lesquelles Généthon mène actuellement des recherches.
Comme c’est souvent le cas dans ce domaine, pour mener à bien ses travaux, Généthon noue des partenariats avec des établissements publics de recherche. En particulier avec l’INSERM et le CNRS. Le Zolgensma n’échappe pas à la règle : sa mise au point a entraîné en 2007 le dépôt de deux brevets en copropriété à parts égales avec le CNRS. Brevets qui protègent ces recherches jusqu’en 2033.
Au total, près de deux décennies ont été nécessaires pour sortir ce médicament. Pendant ce temps, sur nos téléviseurs, les années défilent, les Téléthons et leurs promesses de guérison aussi. En 2018, un « gène-médicament », l’onasemnogène abéparvovec, est enfin prêt pour des essais cliniques chez l’humain. Confronté comme la plupart des entreprises en France à la quasi-impossibilité de financer cette phase particulièrement onéreuse, les dirigeants de Généthon concluent en mars 2018 un accord de licence avec AveXisA travers ce contrat, le labo d’Évry accorde à la société américaine spécialisée dans le développement clinique des thérapies géniques les droits mondiaux exclusifs sur son traitement (AAV9-SMN) de l’amyotrophie spinale (SMA). Autrement dit, Généthon et le CNRS autorisent AveXis à utiliser leurs recherches pour les développer moyennant des redevances, à verser dans le cas où un traitement viendrait à être commercialisé.
Selon des documents confidentiels que Blast s’est procurés, la licence octroyée à AveXis prévoit un taux de royalties de 5% – sur le chiffre d’affaires généré par l’éventuelle commercialisation d’un traitement issu de ces brevets. L’encre de l’accord à peine sèche, les événements s’enchaînent : un mois après la signature, le suisse Novartis annonce le rachat d’AveXis pour 8,7 milliards de dollars.
L’acheteur vient donc de mettre la main sur le traitement en développement contre l’amyotrophie spinale : il est désormais décisionnaire pour toutes les questions qui le touchent, à commencer par la fixation de son prix. Avec la start-up (rebaptisée Novartis Gene Therapies en 2020), le géant pharmaceutique suisse rachète également le contrat de licence passé entre AveXis et Généthon /CNRS. C’est lui qui devra désormais s’acquitter des 5% de royalties négociés entre les partenaires initiaux.
En l’espace de quelques accords, le médicament en gestation vient de rentrer dans un autre monde.
8,7 milliards de dollars pour financer le rachat d’AveXis, c’est dire si Novartis croit dans le « produit » en développement mais aussi qu’il va devoir rentrer dans ses frais. Un an plus tard, en mai 2019, ça tombe bien, la FDA (l’autorité américaine du médicament) donne son accord pour la commercialisation de l’onasemnogène abéparvovec, sous le nom de Zolgensma, dont Novartis fixe le prix sur le marché US : 2,125 milliards de dollars l’unique injection nécessaire au traitement ! Zolgensma est désormais le médicament le plus cher du monde.
À peine le Zolgensma débarque-t-il sur le marché qu’un scandale éclate aux Etats-Unis après des révélations sur une manipulation d’AveXis sur des données pré-cliniques. Chez Novartis, on n’est pas surpris : alerté depuis plusieurs mois, l’industriel a préféré gérer la crise en interne pour ne « révéler » la fraude à la FDA qu’après la délivrance de l’autorisation de mise sur le marché (AMM). Pour justifier cet écart, des raisons humanitaires sont mises en avant : il ne fallait pas retarder l’accès au nouveau médicament, et faire plus attendre les malades… Furieux face à ces manières, le régulateur américain finit par avaler la couleuvre : « no penalities » pour Novartis, qui en est quitte pour quelques ajouts à son code d’éthique.
En France, les méthodes de ce nouveau partenaire semblent peu appréciées. L’AFM-Téléthon se fend d’un communiqué de presse pour s’indigner de ce prix hors-norme : « Quel calcul, quel modèle médico-économique peut répondre à cette question : que vaut le premier pas d’un enfant qui n’aurait jamais dû marcher, que vaut la vie d’un enfant que l’on sauve de la loterie génétique ? La vie ne peut être enfermée dans un calcul de prix indépendant de la réalité des coûts supportés. » L’association exhorte l’ensemble de la filière à davantage de transparence et de modération dans la fixation des prix des traitements de thérapie génique « afin qu’ils soient accessibles à l’ensemble des patients et à notre système solidaire de santé ». Elle interpelle également les pouvoirs publics sur l’urgence de créer une filière pérenne dans ce domaine, depuis la recherche fondamentale jusqu’à la mise sur le marché.
Pour justifier le caractère hors sol de sa politique tarifaire, l’entreprise suisse exhibe le coût d’un médicament concurrent commercialisé par l’américain Biogen. A 70 000 euros la dose, le Spinraza est un traitement qui se prend à vie. La première année, il faut débourser 420 000 euros pour 6 doses requises, leur nombre passant ensuite à 4 par an. L’addition dépasse celle du Zolgensma à partir de la 6ème année de traitement.
En 2020, le Zolgensma prend pied sur le continent d’où il est originaire : il obtient une AMM conditionnelle en Europe et une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) en France. Dans son avis, la Haute autorité de santé (HAS) indique que le service médical rendu est bien réel (« important ») mais qu’il n’apporte en revanche pas d’amélioration par rapport à son concurrent déjà sur le marché.  Quoi qu’il en soit, le coût de l’injection (1 995 000 d’euros, fixé par Novartis) sera donc intégralement remboursé par la Sécurité sociale, en attendant une autorisation de mise sur le marché définitive et une éventuelle négociation du prix par le Comité économique des produits de santé (CEPS). En 2020 toujours, le Zolgensma décroche par ailleurs une autorisation (et un remboursement) au Canada et au Japon, pays où il est vendu 1,55 million de dollars.
Dans son avis de décembre 2020, se basant sur le public-cible, la HAS évalue le coût d’acquisition du Zolgensma pour les caisses publiques à 395,3 millions d’euros sur 5 ans, soit une augmentation de… 257% des dépenses de l’assurance maladie ! Et la Haute autorité ajoute que ce montant pourrait être sous-estimé « au regard des données épidémiologiques françaises publiées, présentant une incidence de la maladie supérieure à celle utilisée par l’industriel » : « L’utilisation des données françaises pourrait augmenter la taille de la population cible de 50% à 100%, précise-t-elle. Ces changements augmenteraient l’impact budgétaire du même ordre ». Vertigineux…
Face au tollé suscité aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis par le prix totalement injustifié du traitement, Novartis « innove ». En décembre 2019, la firme réagit : elle propose d’offrir « dans les pays où la thérapie n’est pas encore approuvée par les autorités locales » 100 doses à des bébés… tirés au sort.
On en voit les conséquences inflationnistes, les Français ont donc perdu la main sur ce traitement dont ils sont les cerveaux et les premiers inventeurs. Pour se consoler, il leur reste les brevets et les 5% de redevances sur les ventes. Pourtant, en avril 2021, le laboratoire Généthon sollicite le CNRS pour parler argent : il s’agit d’obtenir son accord pour conclure une opération financière avec le fonds d’investissement américain Sixth Street, à travers sa filiale luxembourgeoise Canach Adjacent Investments. En jeu, les deux brevets du Zolgensma, que le duo Généthon/CNRS détient en commun.
Le « deal » consiste à échanger un pourcentage des royalties attendus sur la durée de vie des brevets, jusqu’en 2033, contre une somme forfaitaire à percevoir à la signature, et à se partager entre les deux laboratoires. Ainsi, le contrat que Blast s’est procuré prévoit que Généthon et le CNRS cèdent à Sixth Street 3,75% de leurs royalties contre un paiement immédiat de 66 millions de dollars, soit environ 22,3 millions d’euros pour chacun une fois les charges déduites.
Les dirigeants du Généthon justifient leur démarche par un trou de trésorerie d’une vingtaine de millions d’euros dû à « l’effondrement » des dons pendant la crise sanitaire : en 2020, la collecte soutenue par les heures d’antenne du Téléthon a seulement permis de récolter 77 298 024 euros. Soit une baisse de 11,2 % par rapport à l’année 2019 (87 026 262 euros).
Le territoire de cette monétisation concerne tous les pays où le Zolgensma est commercialisé sauf les États-Unis, où les deux laboratoires conservent l’intégralité des royalties – et, dans tous les cas, demeurent propriétaires des brevets.
Voilà les éléments de l’accord. Dans la pratique, les choses sont un peu plus complexes : en effet, sur les 5% de redevances sont appliquées des retenues variables en fonction des années, dont nous n’avons pas le détail précis. Ça n’en est pourtant pas un. En effet, d’après les documents en notre possession, le pourcentage réel versé par Novartis est compris entre 3% et 4%. Par conséquent, quand ces redevances sont inférieures à 3,75% des ventes, le fonds luxembourgeois Canach Adjacent Investments garde tout… Le duo Généthon/CNRS se partage le reste, les années où le seuil des 3,75% est franchi. Autrement dit, des miettes.
Un autre point mérite d’être relevé : au-delà de 350 000 000 millions de dollars de chiffre d’affaires, le calcul ne s’applique plus. Dans le contrat de monétisation figure un tableau « à titre d’exemple » qui décrit comment s’opère la répartition, en prenant différents taux de redevances (4% ou 3%).
Dans son rapport financier de 2021, Novartis précise que sur les 1,351 milliards de dollars de chiffre d’affaires réalisés par le Zolgensma, 469 millions de dollars l’ont été sur le territoire américain et 882 millions dans « le reste du monde ». En extrapolant le tableau donné dans le contrat, on obtient la répartition suivante, présentée dans le tableau qui suit.
Ces projections restent bien sûr théoriques – leur conformité dépend en grande partie du taux de royalties effectivement reversé par Novartis, d’autant que certaines formulations du contrat sont ambigües. Mais elles permettent de se faire une idée. Pour évaluer la portée financière réelle du contrat, et savoir ce qu’il aura généré au terme de la durée de vie des brevets (jusqu’en 2033), trop d’incertitudes, demandant des calculs plus complexes, demeurent.
Cette évaluation était justement à l’ordre du jour d’une réunion du conseil d’administration du CNRS convoquée le 29 avril 2021 sous la présidence de son pdg Antoine Petit.
Le compte-rendu de ce conseil d’administration, que nous nous sommes également procuré, est éclairant. Tout d’abord, il révèle que la demande de Généthon bénéficie du soutien appuyé des tutelles, aussi bien du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Industrie que de celui des Finances. Pas anodin, d’autant qu’Antoine Petit – le document le mentionne à plusieurs reprises – précise que le CNRS ne s’engagerait pas dans une telle opération (elle n’est alors pas validée) de son propre chef, si son partenaire Généthon n’était pas demandeur.
A la lecture de ce PV, le choix proposé aux administrateurs du CNRS apparaît ainsi formulé : soit « sauver » le soldat Généthon, quitte à peut-être renoncer à de substantiels bénéfices, soit le prier de se trouver une autre solution pour renflouer ses caisses.
Ce choix cornélien repose sur une question centrale : les redevances des brevets du Zolgensma jusqu’en 2033 seront-elles supérieures au « forfait » de 22,3 millions d’euros (le paiement immédiat promis en cas d’accord avec Sixth Street) – ou au contraire inférieures ? Selon la façon dont la balance bascule, la réponse apportée change l’affaire du tout au tout pour les deux partenaires français.
Pour trancher et évaluer la portée de « l’échange » envisagé, quatre projections sont présentées ce 29 avril 2021 aux membres du conseil du CNRS. Il s’agit d’hypothèses émises à partir de calculs prenant en compte différents taux d’actualisation et intégrant plusieurs facteurs de risques, plus ou moins importants. Trois de ces projections dessinent des perspectives négatives : elles évaluent le « manque à gagner » pour le CNRS, s’il donne son accord, entre 25,5 et 1,3 millions d’euros. Seule la quatrième hypothèse est favorable à cette opération, cette fois avec un « gain » de 17,5 millions.
Paradoxalement, ce scénario gagnant repose sur une lecture particulièrement pessimiste. En effet, elle est calculée sur la perspective… d’une chute de 50% du volume des ventes du Zolgensma, provoquée d’une part par la concurrence du Spinraza et d’autre part par l’arrivée d’un nouveau traitement contre la SMA, développé par le laboratoire Roche. Selon ce scénario, la fin de la commercialisation du Zolgensma pourrait même intervenir dès 2026. Autre aléa important, ce traitement étant récent, ses effets sur le long terme ne sont pas connus. Ces perspectives dessinées, tout d’un coup, c’est comme si plus personne ne croyait au Zolgensma, pourtant présenté par l’AFM-Téléthon comme une révolution…
Par 16 voix contre 4, l’opération de monétisation est finalement validée par les administrateurs du CNRS. Sur la base, on l’a vu, d’une hypothèse défaitiste. Ce vote est d’autant plus incompréhensible qu’il a lieu au moment où Novartis annonce des résultats qui fait du Zolgensma un blockbuster : en 2019, pour sa première année de commercialisation sur le sol américain, le traitement a déjà rapporté 361 millions de dollars – et 15,5 millions d’euros de redevances pour le duo Généthon/CNRS. En 2020, il arrive sur les marchés européens, japonais et canadien et génère 920 millions. Et en 2021, Novartis annonce un chiffre d’affaires d’un peu plus de 1,3 milliard de dollars.
De son côté, pas à un paradoxe près, alors que la validation de l’accord avec le fonds d’investissement américain Sixth Street est sur table (à sa demande), Généthon ne cesse d’annoncer les résultats positifs du traitement, multipliant les communiqués triomphants.
Alors Zolgensma or not, à la sortie quel bilan pour cette opération voulue par Généthon, finalement actée avec son partenaire public ? Et pourquoi Sixth Street et sa filiale luxembourgeoise Canach Adjacent Investments ?
Certes, quand ce scénario se dessine, la trésorerie du labo d’Évry sonnait creux. Mais dans le même moment, pendant la crise du Covid, l’État a déboursé 100 milliards d’euros pour venir en aide aux entreprises. N’était-il donc pas possible de trouver 20 millions pour renflouer sa trésorerie à sec ?
Autre question : si les 5% de royalties rapportés pendant 10 ans par le médicament le plus cher du monde ne sont au final pas si intéressants, pour justifier qu’on les cède, comment comprendre qu’un fonds d’investissement qui affiche 60 milliards de dollars d’actifs sous gestion – qui vient récemment de faire parler de lui en rachetant une partie des droits TV du FC Barcelone, et dont la raison d’être est la rentabilité – s’y intéresse ? Parce qu’il… espère sauver des enfants malades ?
En quête d’explications plus rationnelles, Blast a sollicité le CNRS, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche et la direction du Généthon, tous trois acteurs de cette histoire. Sans grand succès : nous n’avons eu aucune réponse des deux premiers. Seul Généthon a pris le temps de nous adresser un mail, en forme de communiqué de presse. Éludant les questions posées, son directeur général Frédéric Revah se contente d’aligner quelques généralités sur l’AFM et l’amyotrophie spinale infantile, et les quelques 2 000 enfants ayant bénéficié des bienfaits du Zolgensma, qui leur a « [sauvé] la vie ». Il balaie d’un revers de manche nos interrogations sur la monétisation des brevets, estimant que l’opération conclue avec Sixth Street – pudiquement qualifié « d’institution » financière – relève d’une « forme de financement assez courante. » Frédéric Revah précise également que « le budget annuel [de Généthon] pour 2022 s’élève à environ 50 M€ » et que « ses besoins pour amener tous ses projets actuels jusqu’à une AMM est de l’ordre de 600 M€. » La suite en découle : « Il est évident que l’AFM-Téléthon ne peut assurer seule ce financement. »
Il semble que l’AFM-Téléthon n’assure en réalité plus grand-chose. C’est ce qui ressort des comptes 2019 publiés dans son rapport annuel d’activités, où on peut lire ceci : « l’AFM-Téléthon a versé au cours du 1er semestre, 8 500 000 euros à Généthon dans le cadre de sa contribution financière annuelle, somme remboursée en totalité en décembre, ce qui ramène la contribution définitive à 0 sur l’exercice 2019 ». L’année suivante, en 2020, Généthon a bénéficié d’un prêt garanti par l’État d’un montant de 16,5 millions d’euros et l’AFM a versé au laboratoire 70 000 euros. Une obole.
La lecture de ces rapports d’activités nous apprend au passage que Généthon reverse chaque année à l’association AFM un peu plus de 800 000 euros, pour la location des locaux occupés à Évry (91). Ce n’est pas tout. En 1991, l’AFM-Téléthon a constitué une dotation de 8 421 000 euros au profit du laboratoire, au moment de sa création. En 2012, cette dotation a été transformée en « apport avec droit de reprise ». En mai 2021, Généthon s’est s’engagé à rembourser en totalité l’apport au cours des exercices à venir… On comprend mieux dans ces conditions que le laboratoire tire la langue.
Du côté de l’AFM-Téléthon, on justifie ce désengagement par l’autonomie conquise au fil des années par le laboratoire grâce aux accords de licence et de co-développement qu’il a conclus avec différents partenaires, au nom d’une stratégie de « valorisation » des recherches mise en place par l’association à partir de 2005. Ainsi, tout comme Avexis a récemment hérité des recherches sur l’amyotrophie spinale infantile, Généthon a également passé un accord de licence avec Sarepta Therapeutics, autre biotech américaine, pour le développement d’une thérapie contre la myopathie de Duchenne. Mais aussi un accord avec une filiale du labo suisse Roche (Spark Therapeutics) pour la maladie de Pompe et encore un autre cette fois avec Gensight Biologics – biotech française qui travaille sur la Neuropathie optique héréditaire de Lehber, dont nous avons déjà parlé dans notre précédente enquête sur les biotechs françaises.
En réalité, l’AFM d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec la petite association créée en 1958 par une dizaine de parents dont les enfants souffraient de la myopathie de Duchenne, ni dans sa structure et encore moins dans sa politique économique, qui a évolué en même temps que le « business-modèle » de l’industrie pharmaceutique. Industrie qui, à l’époque où elle finançait elle-même sa R&D, était peu encline à s’intéresser aux maladies rares, trop peu rentables.
Six décennies plus tard, la start-up nation et le capital-risque sont passées par là. A l’AFM-Téléthon, on semble avoir parfaitement intégré les codes actuels et digéré ses contradictions.
Dans un cours pour l’école de commerce de l’ESSEC intitulé Nouveaux modèles économiques des associations et accessible en ligne, Laurence Tiennot-Herment en livre une démonstration sans équivoque, qui marque bien cette rupture de philosophie. La présidente de l’AFM-Téléthon y aligne d’abord les chiffres, puis trace sa vision de l’action associative : « Le premier principe, c’est sécuriser l’accès des patients aux médicaments. Le deuxième, c’est, le cas échéant, pouvoir bénéficier d’un juste retour sur investissement », édicte-t-elle, à destination des futurs managers de de l’ESSEC. Pour autant, Laurence Tiennot-Herment le rappelle, « on est à but non lucratif ou à gestion désintéressée donc évidemment s’il y a un retour économique il est réinvesti dans les missions sociales de l’AFM-Téléthon. Aucun doute là-dessus, rassure-t-elle. Mais l’objet vraiment premier de la politique de valorisation c’est sécuriser l’accès des patients aux médicaments ». Et des moyens pour y parvenir, « c’est évidemment de protéger aussi nos innovations, (…) c’est-à-dire donner accès sous certaines conditions à des partenaires pour nos innovations. »
Réinvestir dans la recherche et sécuriser l’accès au médicament, comme priorités premières donc. Doit-on en conclure que ces préceptes imposent de combler un trou de 20 millions d’euros dans la trésorerie de Généthon (quand il se présente) même si c’est au… détriment d’un « juste retour sur investissement » pour les établissements publics partenaires ? La réponse s’impose, à l’évidence.

De partenariat en partenariat, mais également avec la création de plusieurs entités à but lucratif au fil du temps, l’AFM-Téléthon s’est construite comme un véritable groupe, que ses méthodes et sa philosophie ne distinguent guère du privé. En son sein, cohabitent notamment trois laboratoires, au statut associatif, des prestataires de service, une société de production, une société civile immobilière, une holding ou encore une fondation.
En 2013, l’association franchit un cap : elle met un pied dans le capital-risque en lançant son propre fonds d’investissement. Le Fonds biothérapies innovantes et maladies rares est doté de 50 millions d’euros, dont 20 millions abondés par Bpifrance et 30 millions par l’AFM-Téléthon. En 2020, les comptes de l’association font état de 30 millions d’euros qu’il s’agit de mobiliser pour « soutenir le développement des biothérapies innovantes et permettre l’accès à de nouveaux traitements pour des patients atteints de maladies rares ».
Depuis la création de son fonds, l’argent des donateurs du Téléthon a été mobilisé, 21,9 millions provenant de cette cagnotte ayant déjà été investis dans sept « start-up innovantes », françaises et étrangères. Comme le ferait le premier business-angel venu ? Rassurons-nous, l’AFM-Téléthon a « mis » un « petit quelque chose en plus » dans le berceau de son fonds d’investissement, qui assurément fait toute la différence : « Dans le règlement du fonds, de notre fonds d’amorçage, nous avons mis évidemment un certain nombre de nos valeurs et dans nos valeurs, il y a justement le prix du médicament, annonce Laurence Tiennot-Herment dans le cours en ligne de l’ESSEC, avant de glisser une petite confidence à laquelle elle tient beaucoup : Donc, dans le modèle économique, il y a une prise en compte par ces petites biothech de mettre à disposition ces traitements à un prix juste et maîtrisé ».
Parmi les « petites biotech » dans lesquelles l’AFM a investi avec son supplément de valeurs figure Gensight Biologics – la société a laquelle nous avons consacré un large focus dans notre précédente enquête. En 2020, Gensight avait obtenu une autorisation temporaire d’utilisation pour le Lumevoq, son produit phare. Une thérapie génique contre la neuropathie optique de Leber commercialisée au prix « sécurisé, juste et maîtrisé » de… 700 000 euros par œil. En avril 2022, l’autorisation est finalement retirée après l’apparition d’effets secondaires, plutôt positifs mais inattendus. Au passage, au loto de la santé financiarisée, la « petite biotech » cotée en bourse enregistre une chute de -34% de sa valeur.
On le voit, ainsi envisagée, la recherche répond aux mêmes mécaniques que celles des secteurs et des sociétés les plus spéculatives. Bien malin par conséquent qui peut dire si les 21,9 millions du Téléthon investis dans le fonds couvé par l’AFM feront des petits à court, moyen ou long terme, et si les parieurs ont vu juste. Mais on ne peut s’empêcher de penser que ces millions auraient été bien utiles à la trésorerie du Généthon en 2021, permettant au passage au CNRS de « valoriser », lui aussi, le fruit de ses recherches.
Dernier avatar de cette politique économique : Yposkesi. Désireuse de valoriser son savoir-faire pour soutenir une véritable filière des thérapies géniques et cellulaires, l’AFM a créée cette plateforme industrielle de développement et de production en 2016. Concrètement, il s’agit de produire des échantillons de médicaments destinés à des essais cliniques. Cette SAS est alors détenue à 46% par Bpifrance (la banque publique d’investissement) et à 54% par une société Holding H-MBR. Créée par l’AFM, cette dernière rassemble également en son sein le Généthon et I-Stem. Cette petite entreprise a fait couler beaucoup d’encre : citée en exemple à sa création, comme incarnation et preuve vivante des ambitions françaises dans l’industrie pharmaceutique, elle est devenue cinq ans plus tard l’emblème d’un ratage annoncé.
Le 4 février 2021, dans l’hémicycle du Sénat, Jean-Raymond Hugonet pose une question d’actualité au ministre de l’Économie. Le sénateur LR de l’Essonne souhaite attirer son attention sur les difficultés financières rencontrées par Yposkesi, dont le siège est situé sur le territoire de sa circonscription : « À l’heure où la confusion est totale sur la politique à mener concernant les investissements étrangers vis-à-vis des actifs stratégiques de notre pays, cingle le sénateur de droite, (…) à l’heure où le président de la République lui-même plaide volontiers pour la reconstruction de la souveraineté sanitaire de la France et de son industrie pharmaceutique, pouvons-nous encore laisser filer une pépite comme Yposkesi – avec laquelle je ne doute pas que vous avez des discussions nourries ? ».
En l’absence de Bruno Le Maire, c’est sa ministre déléguée à l’Industrie qui se charge de la réponse. Après avoir souligné que l’État était déjà engagé dans l’investissement de 600 millions d’euros « réalisé par Sanofi dans un site de recherche et de production de vaccins à Marcy-l’Étoile, plutôt qu’à Singapour », Agnès Pannier-Runacher l’assure, au nom du gouvernement : « Nous examinerons le dossier Yposkesi sous l’angle des investissements étrangers en France. Nous avons le droit de bloquer cette acquisition et je peux vous assurer de l’engagement total du gouvernement pour reconstituer une recherche et développement et des sites industriels en France. »
C’est finalement « l’angle » coréen qui est retenu : quelques semaines après cet échange, en mars 2021, Yposkesi cède 70% de son capital au fonds d’investissement sud-coréen SK Holding. Une opération opérée par le biais de sa filiale SK, dont le siège est basé en Californie, au profit de la sous-filiale Crest Acquisition LLC, enregistrée au… Delaware, paradis fiscal bien connu. De leur côté, la Holding H-MBR et Bpifrance conservent respectivement 25% et 5% des parts du capital de Yposkesi. Les détails de cette affaire ont été racontés dans un article de nos confrères de Médiapart.
Dans une interview donnée en décembre 2021 à l’Usine nouvelle, Alain Lamproye, directeur général d’Yposkesi, revient sur cet épisode : « Nous avons contacté une quarantaine de grandes entreprises mondiales, dont des entreprises françaises, mais à la fin de l’année 2020, c’est la société SK Holding, repérée par la banque d’investissement Lazard qui nous a accompagnés dans la démarche, qui s’est le mieux positionnée. »
Le dirigeant livre au passage quelques détails sur la nature et les conditions de ce virage à l’Est. « Il y a une réelle volonté pour SK Pharmteco d’investir durablement dans Yposkesi, l’accord d’entrée dans le capital comprend un certain nombre de droits octroyés aux actionnaires minoritaires, notamment un droit de véto pour des décisions stratégiques touchant au site de production (…). Il faut aussi avoir en tête que Bercy a donné son accord à ce rachat grâce aux garanties apportées par le groupe SK ». Une précision en pensant très fort au… destin du Zolgensma ?
Dans la réponse très générique qu’il nous a adressée au sujet de la folle histoire du Zolgensma, Généthon précise que « 12 produits de thérapie génique qu’il a développés ou contribués à développer sont aujourd’hui en essai clinique dans plusieurs dizaines de sites cliniques à travers le monde » et que « 7 [autres] devraient y entrer dans les deux prochaines années ». De quoi combler quelques trous de trésorerie, à défaut de réinvestir dans la recherche.
Quant au prix « juste et maîtrisé » auquel tient tant l’AFM-Téléthon et sa présidente, on a vu ce que cela donnait avec l’édifiante saga du Zolgensma. On attend désormais les suites des développements et investissements en cours pour voir à qui ces recherches profiteront la prochaine fois, dans quels fonds et poches tomberont les royalties, à quel prix et quels tarifs la vie sera estimée et jaugée, et si des tirages au sort seront là encore organisés. Pour mesurer et savoir enfin jusqu’où ils sont prêts à aller. Et « innover », dans le cynisme.
Les paris sont ouverts.
(*)Laurence Tiennot- Herment est présidente de l’AFM-Téléthon depuis 2003. Une présidente très présente puisqu’elle préside d’autres entités de l’association. Elle est ainsi présidente de l’Institut des biothérapies des maladies rares qui regroupe les trois laboratoires dont Laurence Tiennot-Herment est également présidente, et elle est gérante de la société de production de l’AFM. Elle siège par ailleurs en tant que représentante de l’un des membres fondateurs d’Imagine, institut des maladies génétiques, un institut créé en 2007 par six institutions publiques et privées, dont l’AFM-Téléthon, l’AP-HP, l’Université Paris Cité, l’Inserm, la mairie de Paris et la fondation des hôpitaux. Un titre que la présidente de l’AFM partage avec Gilles Bloch, président de l’Inserm, Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP, et avec Brigitte Macron, présidente de la fondation, notamment.
Ce n’est pas si simple. La revue Prescrire, seule publication médicale indépendante, émet elle-même un avis très nuancé. Chez les enfants présentant certaines formes de la maladie (qui en compte trois), on a observé un allongement de la durée de vie et une diminution des besoins en assistance respiratoire. Mais « il y a toutefois persistance d’un handicap, difficile à quantifier selon les données disponibles, relève les auteurs de Prescrire. On ne sait pas quel est l’effet à long terme sur la durée de vie ou sur l’évolution du handicap. L’évaluation avant apparition des symptômes est maigre, même si les premières données vont dans le sens d’une efficacité sur la durée de vie et le handicap moteur. Les effets indésirables connus sont surtout des troubles hépatiques parfois graves, des thrombopénies, des micro angiopathies thrombotiques. Il n’y a aucune donnée clinique concernant les conséquences à long terme de cette thérapie génique », notent encore la revue dans son article. Et de poser les choses telles qu’elles sont : « En pratique, vu les incertitudes, recourir ou non à l’onasemnogène abéparvovec est un choix difficile. La poursuite de son évaluation est justifiée. ». 
Par ailleurs, le Zolgensma n’est pas le premier traitement contre la SMA mis sur le marché, on l’a vu : depuis mai 2017, la société Biogen commercialise le Spinraza en Europe à 70 000 euros la dose (plusieurs sont nécessaires pour le traitement). Une étude associant les deux traitements a été lancée en janvier 2021. Il faudra intégrer un nouveau venu dans les essais cliniques, un second concurrent : l’Evrysdi (Roche) dispose d’une AMM européenne depuis mars 2021, avec la pression du dernier arrivé sur ses épaules.
La transcription des débats qui se tiennent au sein des commissions de la Haute autorité de santé (HAS) – qui se prononcent sur l’évaluation médico-économique, le remboursement et la négociation des prix des médicaments – sont des informations publiques précieuses ,pour comprendre les enjeux et avancées de ces recherches, de ces mises sur le marché et de leurs tâtonnements.  Elles contrebalancent les guérisons miraculeuses servies quotidiennement au grand public et aux médias par la sainte finance médicale. Dans la vraie vie, la réalité des recherches et de ces négociations, on relève et constate beaucoup d’incertitudes : des données complémentaires manquantes, des résultats d’essais et des réévaluations à moyen et long termes à venir, des effets secondaires graves à évaluer avec des données récupérées in extremis, « non fournies par le laboratoire »…
On est alors bien loin de ces discours destinés à titiller les marchés et contenter les investisseurs. Et les présidents des instances de régulation, après analyse juridique, sont impuissants… mais tout de même furieux.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Adrien Colrat
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