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Maëlys Kapita
Publié le 23/10/22 mis à jour le 03/11/22
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Au défilé Coperni, les spectateurs ont assisté en direct à la création d’une robe à partir d’un liquide blanc pulvérisé à même la peau.
Photo JULIENDEROSA/AFP
Il n’aura fallu que quelques heures pour que l’image fasse le tour du monde. Lors de la dernière Fashion Week de Paris, qui s’est tenue du 26 septembre au 4 octobre, le final du défilé de la marque Coperni a offert à Internet ce qu’il a de plus précieux : un moment instagramable, taillé pour le buzz. Durant neuf minutes, Bella Hadid, mannequin star aux 56 millions d’abonnés sur le réseau social, se fait pulvériser un liquide blanc à même la peau, instantanément transformé en robe. La scène suscite un torrent de réactions, allant de l’admiration à la pâmoison. Impact tel que la valeur de ce coup médiatique a été estimée à 26,3 millions de dollars en deux jours par Launchmetrics, société spécialisée dans le marketing d’influence. Un chiffre colossal pour cette griffe française lancée il y a moins de dix ans. Pourtant, derrière le coup d’éclat, un fâcheux détail n’a pas échappé aux radars d’une poignée d’internautes.
Dans un communiqué publié sur leur compte Instagram avant le défilé, les deux directeurs artistiques de Coperni affirment que leurs vêtements s’adressent aux femmes « de toutes les morphologies et de tous les âges ». Le problème ? Sur les 38 mannequins sélectionnées, seules deux étaient considérées comme « plus-size » (au-dessus d’une taille 40), et aucune n’avait plus de 30 ans, épingle le média ANCRÉ. Symptomatique d’un retour des corps normés sur les podiums, ce show flamboyant montre que, dans une industrie au renouvellement permanent, le cycle de l’inclusion des mannequins grande taille semble à bout de course.
Signe de plus : sur TikTok, le mot-dièse #Y2KAesthetic – ou « year 2000 aesthetic », soit l’esthétique de la culture populaire du début des années 2000 – cumule 1,5 milliard de vues. Jeans taille basse, crop top, micro-jupes, motif papillon… Tous ces symboles de la première décennie du siècle ont largement pris d’assaut les collections, embarquant avec eux d’autres traits saillants de cette époque : silhouette ultra mince, ventre plat, peau blanche, corps valide et hétéronormé. Excluant de fait toute forme de diversité corporelle. Les défilés contemporains en portent les stigmates.
Rien à voir donc avec la promesse d’une mode post- #MeToo libérée de ses diktats, où féminin et masculin se confondraient ; où les visages marqués de rides et les courbes arrondies ne feraient plus tache… Dans un premier temps pourtant, bousculée par des critiques toujours plus vives de la part des consommateurs, l’industrie n’avait eu d’autre choix que de faire peau neuve. Des mots comme « inclusivité », « gender fluid » ou « bodypositivité » ont irrigué le jargon marketing.
En septembre 2020, le défilé Versace (celui des printemps-été 2021), avait donné le ton : un « exemple d’inclusion », grâce à ses « messages de non-conformité genrée », vantait alors sa directrice artistique. « Je voulais faire quelque chose de disruptif et enfreindre les règles puisque, de mon point de vue, ce qui a fonctionné il y a quelques mois n’a plus aucun sens aujourd’hui », détaillait Donatella Versace à Vogue US. Un an plus tôt, les nominations d’un directeur monde pour la diversité et l’inclusion chez Gucci, Chanel et Burberry, puis la création d’un conseil consultatif du côté de Prada posaient les bases d’une réforme de fond dans les hautes sphères de la mode.
Exigence nouvelle, la diversité corporelle va se traduire dans les chiffres. De fin 2018 à début 2022, le nombre de marques faisant appel à des modèles grande taille augmente de 374 %, selon Tagwalk, une société qui suit les tendances des défilés. Un pourcentage dopé grâce à des marques émergentes comme l’américaine Selkie ou la franco-belge Ester Manas qui, en effet, convoquent toutes les morphologies. Pour autant, un rapport de The Fashion Spot révèle que sur les quatre Fashion Week automne-hiver 2022, seulement 103 silhouettes féminines plus-size étaient présentes sur les podiums (51 à New York, 20 à Milan, 17 à Paris et 15 à Londres), soit 2,34 % du casting total. En ce qui concerne les hommes aux corps « non normés », dont l’invisibilisation ne suscite pour l’heure pas de grand débat, la sous-représentativité est encore plus aiguë. Les physiques masculins qui s’exposent continuent de renvoyer à une image d’Apollon moderne : tendus, musclés et sveltes, aux joues creuses et aux biceps ondulants.
Comment expliquer ce décalage entre les promesses de changement et la réalité ? Pour Frédéric Godart, sociologue et auteur d’Unveiling Fashion : Business, Culture and Identity in the Most Glamorous Industry – « Dévoiler la mode : business, culture et identité dans l’industrie la plus glamour » (éditions Palgrave, 2012) – « les maisons de mode ont fait des efforts importants, mais limités, sans prendre en compte les diverses composantes de l’inclusion. Les maisons se sont surtout concentrées sur la diversité ethnique, qui, elle, a pleinement été intégrée suite aux multiples mouvements antiracistes. Mais sur les corps et sur l’âge, l’inertie sociale reste très forte. »
Si des mannequins « plus-size » comme Paloma Elsesser, Precious Lee, Ashley Graham ou Jill Kortleve ont envahi les podiums et les couvertures de magazines, c’est surtout parce que, hormis leurs rondeurs, elles répondent aux autres critères d’une beauté dite « classique »… tout en présentant une valeur ajoutée marketing, du fait de leur appartenance à une minorité. Elles sont la caution « inclusivité » des grandes maisons. Une marchandisation de la différence, rappelant le concept de la « femme de service » (ou du Noir de service, ou de l’homosexuel de service, etc. ), avancé par la philosophe et féministe Nina Power dans son essai La Femme unidimensionnelle (2010).
La mannequin « plus-size » Paloma Elsesser lors de la dernière Fashion Week à Paris.
Photo Estrop/Getty Images
Au fil des années, leurs silhouettes ont pris de la valeur – marchande. « Une fois que les agences ont vu qu’une fille comme Paloma [Elsesser] pouvait avoir du succès, elles ont commencé à signer davantage de modèles comme elle, a confié le styliste Carlos Nazario à The Business of Fashion. Et quand les marques ont vu l’engagement et l’attention qu’elles recevaient sur les podiums et dans les campagnes, elles ont voulu elles aussi leur part du gâteau. »
Adrian Kammarti, professeur à l’Institut français de la mode, tempère : « Selon certaines critiques plus radicales, la reprise du mouvement inclusif par les marques de luxe ne serait finalement guère visible dans les points de vente. En somme, une pure entreprise de communication.» Or réduire l’inclusivité à une stratégie marketing est une méthode qui porte un nom : le « woke washing ». Autrement dit, la fausse prise de conscience des discriminations sociales par une entreprise, et son appropriation des luttes dites « woke » à des fins commerciales. Prégnant exemple : le 3 mars 2020, Jill Kortleve met fin à dix ans de culte de la taille 0 en défilant pour la première fois pour Chanel, et un léger vent de révolution souffle sur la maison rue Cambon… Pourtant, deux ans et demi se sont écoulés depuis ce show, et aucune autre modèle « plus-size » n’a foulé le catwalk de Chanel.
« Ces dernières années, toutes les revendications autour de l’inclusivité et du développement durable ont poussé les designers à anticiper les critiques, à construire leur narration autour de leurs collections, détaille Adrian Kammarti. Il y a une incohérence notoire entre les discours et ce qui est présenté. Mais il faut également prendre en compte les tensions politico-sociétales de ces dernières années et la manière dont on somme les marques à se positionner. Certains designers se sentent obligés de le faire, bien que ces combats-là ne correspondent pas forcément à leur parti pris créatif. »
Selon l’enseignant, le diktat de la minceur s’explique aussi et surtout par une volonté de cohérence esthétique propre à chaque marque. « Pour Saint Laurent, qui fait la promotion d’une sorte d’“anorexie kate-mossienne”, il est compliqué de faire de l’inclusion. Cela n’entre tout simplement pas dans le mythe de la femme Saint Laurent que la griffe souhaite promouvoir à l’international. » Même syndrome du côté d’Hedi Slimane : en 2018, dans Vanity Fair, le designer français, souvent vilipendé pour son attachement aux normes corporelles et raciales, scandait l’importance de la liberté de choix. « Naturellement, tous les critères de beauté doivent être respectés. Ils dépendent de la sensibilité de chaque couturier. Chacun raconte sa culture, ses convictions, son histoire personnelle. Je n’ai jamais cherché à imposer un modèle, un corps, une définition des genres, mais j’ai toujours refusé, en retour, qu’on tente de me tordre le bras avec des attributs dominants, un modèle qui ne représente rien pour moi et qui me semble réducteur. »
La mode absorbe l’air du temps et les transformations sociétales. Derrière le propos esthétique, elle reflète le présent qui, inconsciemment, conditionne la façon de créer. « Souvent, le changement social provient d’un sursaut de la nouvelle génération, analyse Frédéric Godart. Maintenant, on attend des maisons émergentes et des jeunes designers qu’ils renversent la tendance. »
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